La porte du paradis
Selon la légende, qui est peut‑être la vérité, Michael Cimino occupe la place peu envieuse de l’homme qui, en un film (La porte du paradis), a fait chuter un studio ‑la United Artists cofondée en 1919 par Chaplin, Fairbanks et Pickford‑ et tout ce cinéma américain des années 1970 sur lequel tant de spectateurs et de cinéastes fantasment. Il serait ainsi celui qui a transformé la réalité d’une décennie prodigieuse où tout semblait possible, en une frontière romantique d’autant plus désirable qu’elle serait, encore à cause de lui, devenue inaccessible.
Point d’orgue de la carrière de Cimino et point aveugle du cinéma américain de ces quarante dernières années, La porte du paradis c’est Naissance d’une nation de D.W. Griffith passée au filtre viscontien, un chef‑d’œuvre noir toujours en salle d’attente critique, auquel cette copie intégrale et restaurée devrait enfin rendre justice.
Le film prend comme point de départ un épisode sombre et peu connu de l’histoire de l’Amérique, la guerre du comté de Johnson, survenue au début des années 1890, lorsque des éleveurs du Wyoming embauchent des mercenaires afin de tuer 125 nouveaux immigrants, essentiellement venus d’Europe de l’Est, et accusés d’être des voleurs de bétail. Le film débute en 1870, à Harvard, au moment de la remise des diplômes des étudiants de l’université, et se focalise d’emblée sur deux d’entre eux, James Averill et William Irvine. Flots de paroles insipides, décorum somptueux, soit l’élite huppée d’une aristocratie pour qui le monde (des privilèges) jouit de son immobilité et n’a aucune raison de changer.
Vint ans plus tard, en 1890, on retrouve James Averill, devenu shérif du comté de Johnson, dans le Wyoming. La barbe grisonnante, Averill débarque d’un train à Casper, une petite ville de l’Ouest en pleine ébullition : des mercenaires s’organisent afin de préparer la guerre qui, à la fin de cet épisode central, opposera immigrants d’Europe de l’Est ayant acquis des petits lopins de terre et propriétaires terriens qui entendent bien conserver leurs verts pâturage.
Sur fond de guerre civile, on découvre un triangle amoureux composé de Averill, de Nate Champion, un mercenaire travaillant pour le compte des éleveurs, et d’Ella Watson, jeune tenancière du bordel local. Voici l’un des plus beaux films de l’histoire du cinéma américain, une œuvre monumentale et intime, épique et mélancolique, d’une beauté à couper le souffle. Mais pour Cimino, auréolé du succès de son Voyage au bout de l’enfer, La porte du paradis sera son purgatoire. Un chef‑d’œuvre.