La petite Venise
Li est une immigrée chinoise qui, du jour au lendemain, se retrouve transférée d’une usine textile de la banlieue de Rome à un bar de Chioggia, une petite île de la lagune de Venise. Là, cette jeune mère de famille qui espère qu’un jour, le plus tôt possible, son petit garçon de 8 ans pourra la rejoindre, fait la connaissance de Bepi, un pêcheur d’origine slave, surnommé « Le Poète » et habitué des lieux.
Mais cette amitié dérange les deux communautés qui, chacune à leur manière, vont tenter d’y mettre un terme. Leur dialogue a beau être muet, sincère, discret, il fait office de scandale pour ces Italiens et ces Chinois qui acceptent de co‑exister mais pas d’échanger. D’ailleurs, ces deux solitudes se retrouvent loin de la terre des hommes et des esprits étriqués, dans une cabane sur pilotis, décor symbolique de leur exil contraint.
Pourtant, en dépit d’une surface faite de discrétion, de détails poétiques et d’échanges mezzo voce, le film est remué par le mouvement de ces grandes vagues de violence issues de l’Histoire (le délire des plus conservateurs sur l’Empire chinois), des écarts culturels et de leur cohorte de préjugés (l’incompréhension et donc le rejet de l’Autre) incrustés dans les cerveaux comme des coraux sur les roches.
À tout moment, on sent que le récit, avec cette petite communauté qui se ligue tacitement contre Li et Bepi, peut basculer dans le drame, voire le film d’horreur, à la manière d’un Romeo et Juliette platonique coincé entre une bande de pêcheurs old school repliés sur eux‑mêmes et un système de travail chinois aux accents mafieux.
D’aucuns regretteront sans doute que ces fantômes négatifs ne se matérialisent pas plus violemment et, qu’à l’exception d’une séquence (un début de passage à tabac), ils n’éclatent pas pleine cadre. Mais là se tient précisément le film d’Andrea Segre, son intérêt et son élégance, à mille lieues du militantisme ou du film à thèse, sur cette ligne de crête où le pire est possible.
La barque de Bepi et Li tangue, mais jamais ne se renverse. Leur amitié survivra à la bêtise des uns et aux principes des autres, mais devra emprunter d’autres voies pour se perpétuer (la poésie, langue hors de portée des idiots) et pourra compter sur des soutiens imprévus, à l’image de cette femme un peu froide qui partage la chambre de Li et dont on apprendra in fine le beau geste silencieux.
La petite Venise raconte une histoire d’amitié, simple, dénuée de toute arrière‑pensée (le sexe pour lui, l’argent pour elle) qui n’ignore rien de la bêtise des uns et de la violence de l’exploitation par les autres, mais choisit de ne pas céder.