La merditude des choses
Gunther Strobbe (Kenneth Vanbaeden), 13 ans, n’est pas né avec une cuiller en argent dans la bouche. Vivant dans un patelin de la Flandre belge avec son père, ses oncles et sa grand‑mère ‑sa mère est partie depuis longtemps‑, l’adolescent supporte les beuveries quotidiennes des hommes de la maison, la vie sexuelle débridée de ses tontons et les accès de violence d’un paternel porté sur la bouteille. Dans cet environnement parfaitement résumé par le titre du film, l’enfant a pour unique protection une mamie au cœur gros comme ça, pietà prête à nettoyer le téléviseur que l’huissier a décidé d’embarquer pour rembourser les dettes de ses fils. Gunther chérit sa famille, aime son patronyme scandé par les siens comme le nom d’une dynastie intouchable. Mais il comprend que son salut ne se trouve pas au fond d’une pinte de bière. L’internat serait‑il son échappatoire ? Ou les liens du sang sont‑ils plus forts que tout ?
La réponse est contenue dans la structure même du film, alternance de séquences dans le passé (Gunther à 13 ans) et dans le présent, où l’on découvre le même personnage, la trentaine (Valentijn Dhaenens), tentant en vain de vendre ses manuscrits à des maisons d’édition et enchaînant les petits boulots pour assurer les besoins matériels de sa copine et de son futur bébé. Un enfant pas vraiment désiré, qui renvoie Gunther à ses propres démons, déclarant en voix‑off que les deux femmes qu’il hait le plus au monde sont sa mère et celle de son enfant. Ainsi, pour que l’adolescent déséquilibré et mal dans sa peau prenne son envol, il devra briser les liens du sang, et du même coup raccommoder ce cordon ombilical inexistant qui lui a si souvent fait défaut. Il s’agit donc d’une réconciliation avec la figure maternelle, mais aussi avec l’enfantement et la procréation, processus pour lesquels on devine qu’il avait une piètre considération, le renvoyant à sa propre existence. Enfant malmené, il a compris très tôt ce que signifie avoir un enfant : il ne s'agit pas uniquement de le nourrir, mais aussi de l’éduquer, le comprendre, le protéger, l'assumer.
C’est en cela que le film de Felix Van Groeningen, adaptation d’un roman autobiographique de Dimitri Verhulst, est fichtrement efficace, bien plus que dans sa peinture au vitriol d’une famille de cas sociaux sans repères, sur laquelle reposait le marketing du film. Au‑delà de cette trash attitude revendiquée que n’auraient pas reniée Kervern et Delépine, certes efficace dans les quelques scènes de gaudriole (le concours de bières, la course cycliste avec des participants nus comme des vers…), c’est bien ce portrait de famille qui emporte tout sur son passage, à la fois amer et tendre, à l’image de ces hommes aussi grossiers qu’ils peuvent être émouvants quand ils reprennent en chœur Only the Lonely ou Pretty Woman du chanteur Roy Orbison. Et surtout, ce conte poisseux dessine subtilement la naissance d’une passion, via les punitions du jeune Gunther, dont les lignes à recopier feront naître en lui l’amour de l’écriture. Cela aurait pu en dégoûter plus d'un. Pas lui, car il peut enfin s’exprimer.