La dame de Shangai
À Cuba, Michael (Orson Welles), marin irlandais en quête d’un embarquement, rencontre un soir Elsa, une magnifique jeune femme qu’il sauve des griffes de voyous. Le lendemain, Bannister, avocat impotent et riche mari de cette dernière, propose à Michael d’embarquer avec eux pour une croisière en direction de San Francisco. Mais rapidement, Michael comprend que le couple, ainsi que l’associé du mari, Grisby, manigancent quelque chose…
Les circonstances de la naissance de cette Dame de Shangai furent pour le moins singulières. En proie à des difficultés financières suite à la mise en place de sa dispendieuse pièce de théâtre Le tour du monde en 80 jours, Orson Welles appelle le patron de Columbia, studio dont sa femme, Rita Hayworth, est la star incontestée, et lui propose un projet de film contre une avance de 50 000 dollars. Ce projet, même Welles n’en connaît pas la teneur, et pour cause : il en a vendu le titre en apercevant la couverture d’un livre lu par une spectatrice du théâtre depuis lequel il passait le coup de fil. Le livre en question s’appelle If I Die Before I Wake. Il se trouve que les droits de l’œuvre sont aux mains de William Castle, futur petit maître de la série B horrifique et bon ami de Welles, qui peut ainsi librement s’en emparer.
Le résultat est, comme les deux précédents longs métrages du cinéaste (Citizen Kane et La splendeur des Amberson), singulièrement en avance sur son temps, et sera par là même incompris aussi bien par le studio que par les critiques et le public. Pur film noir aux élans graphiques fulgurants, La dame de Shangai baigne son héros naïf et manipulé dans un océan de faux‑semblants, Welles organisant ses dialogues et sa mise en scène de telle façon que le spectateur ait toujours la sensation que derrière les apparences se cachent d'autres vérités. Des vérités changeantes, fluctuantes, qui engluent doucement Michael dans une toile d’araignée tissée par un trio de riches bourgeois cupides, prêts à s’entredévorer et à sacrifier un innocent pour un peu plus d’argent (« Vous êtes des requins rendus fous par l’odeur de votre propre sang », dira Michael). Entre pulsions sexuelles inassouvies (celles éprouvées par Bannister l’infirme envers sa femme, par Grisby l’envieux ‑incarné de façon incroyablement mielleuse et démoniaque par un génial Glenn Anders‑, et bien sûr par Michael envers une déesse trop belle pour lui), et tensions sociales, la situation connaîtra un dénouement fatal au cours d’une séquence finale hallucinée située dans les dédales d’une attraction de fête foraine, sommet de surréalisme et d’expressionnisme amputé au montage par Harry Cohn, patron de Columbia, furieux du résultat…
Ce qui permet d’ajouter un niveau de lecture supplémentaire à cette Dame de Shangai, le personnage de Michael cherchant à conserver sa liberté au sein d’un univers clos régi par l’argent, rappelant bien sûr le combat mené par Welles au sein de Hollywood et des grands studios, institutions réfractaires aux velléités artistiques d’un cinéaste frondeur qui passera sa vie à lutter contre le système, sans jamais parvenir à le vaincre. D’un projet à l’origine opportuniste uniquement destiné à rembourser ses dettes, Welles fit ainsi une œuvre personnelle et avant‑gardiste, laboratoire de ses expérimentations narratives et formelles, tout autant que matrice idéale d’un genre, le film noir, qui fera par la suite les beaux jours de Hollywood.