La corde
Dans leur appartement new‑yorkais, deux étudiants, Brandon Shaw et Phillip Morgan (John Dall et Farley Granger), décident d’assassiner froidement l’un de leurs camarades, David (Dick Hogan). Ils l’étranglent puis cachent le corps dans un coffre. Pour couronner leur « œuvre macabre », ils organisent une petite réception à laquelle sont conviées la petite amie et la famille de la victime. Comble du cynisme, le buffet est disposé sur la malle qui sert désormais de cercueil au défunt. Mais l’un de leurs professeurs, Rupert Cadell (James Stewart), est également de la partie. Celui‑ci, très philosophe, flaire quelque chose…
C’est le faux plan‑séquence le plus célèbre de l’histoire du 7e art, enseigné dans toutes les écoles de cinéma comme un modèle du genre. Faux, car à l’époque, il était impossible de filmer un long métrage en un seul plan, les bobines ne contenant alors que dix minutes de pellicule. Mais il y a également quelques coupes franches parfaitement assumées. Et, paradoxalement, ce sont celles‑ci que l’on remarque le moins, le systématisme des fondus au noir dans le dos des personnages étant devenu assez voyant. Le plan‑séquence n'est donc que la partie émergée de l'iceberg, tant cette entreprise expérimentale regorge de procédés ingénieux.
En décidant de filmer une pièce de théâtre, celle du dramaturge britannique Patrick Hamilton (inspirée d’un fait réel, celui de l’affaire Leopold et Loeb), Hitchcock voulait délibérément donner dans l’exercice de style via le procédé du plan‑séquence. Si celui-ci est entravé par les raisons techniques évoquées précédemment, le cinéaste dépassa largement ses objectifs. Car, paradoxalement, jamais théâtre filmé n’a été aussi cinématographique. Hitchcock explore toutes les possibilités offertes par ce huis clos, déplaçant sa caméra avec une grande souplesse (malgré les contraintes liées au mobilier), et réunissant dans un même espace restreint toutes les composantes du cinéma.
Ainsi, la bande originale est substituée par les morceaux de piano que joue le personnage de Phillip Morgan, placés aux moments opportuns dans le récit et jamais de manière gratuite. Il en est de même pour les éclairages, notamment à la fin du film : la lumière rouge et verte des néons de la rue, renvoyée dans l'appartement, devient plus qu’un simple élément du décor, elle contribue au suspense de la scène, encore plus inquiétante, presque baroque lors de ce climax. Chaque artifice s'impose alors comme un élément de la mise en scène. Le fond « est » la forme.
En somme, comme le font les personnages pour la beauté du geste en commettant un acte diabolique, Hitchcock fait de même en transgressant les lois du cinéma et du théâtre. Il s’agit donc ici de plaisir assumé. Celui du duo de criminels (à l’homosexualité latente, thématique passionnante mais impossible à évoquer de manière frontale à l’époque) goûtant une nouvelle expérience via le meurtre gratuit, et celui du cinéaste jouant avec les éléments techniques, les contraintes et les figures imposées. Mais il s'agit également de jeu intellectuel : appliquer les préceptes philosophiques de leur professeur pour les assassins, et contribuer à l’évolution culturelle du matériau pour le cinéaste.
Exercice de style au ludisme revendiqué, La corde contient de multiples niveaux de lecture, si l’on veut bien aller au‑delà de la prouesse formelle.