L'homme qui tua Liberty Valance
Le sénateur Ransom Stoddard revient avec sa femme Hallie dans la petite ville de Shinbone, à l'occasion de l'enterrement de leur vieil ami Tom Doniphon. Apostrophé par les journalistes locaux, qui s'interrogent sur la venue d'une personne aussi illustre, Ransom décide de raconter la véritable histoire de Doniphon : celle‑ci commence lorsque le sénateur, alors jeune avocat idéaliste, débarque pour la première fois à Shinbone. Dévalisé et violenté par une brute nommée Liberty Valence, Stoddard jure de faire tomber le criminel via des moyens légaux. Tom Doniphon, éleveur dur‑à‑cuire, juge quant à lui que l'avocat n'a aucune chance, et qu'il ferait mieux d'abandonner ses livres de droit pour s'entraîner à manier une arme...
John Ford et le western, une association aussi logique que celle unissant Hitchcock et le suspense. Pourtant, L'homme qui tua Liberty Valance est loin d'être représentatif du style visuel du réalisateur, lui qui est surtout connu pour son utilisation des magnifiques décors naturels de Monument Valley, notamment dans ces impérissables classiques que sont Fort Apache, La prisonnière du désert, La charge héroïque ou La chevauchée fantastique. « Je pense qu'on peut dire que la vraie star de mes westerns a toujours été la terre », a‑t‑il dit. Pourtant, rien de tout cela dans L'homme qui tua Liberty Valance. Le film est quasiment dénué de plans larges en extérieurs. Son noir et blanc ‑imposé dit‑on, soit pour des raisons économiques, soit pour permettre de rendre plus crédibles les différences d'âge des acteurs d'une époque à l'autre du récit‑ interdit l'exploitation des magnifiques couleurs de l'Ouest sauvage. Et pourtant, le long métrage est l'un des westerns les plus puissants jamais réalisés.
Un statut qui découle pour beaucoup de la richesse d'un scénario en apparence simple et manichéen, mais qui, grâce à nombre de concepts humains, politiques et sociaux, nourrit maintes lectures et raisonnements. À la fois parabole sur le processus de civilisation d'un continent, fable sur la fin d'une époque (celle des pistoleros) et le début d'une autre (celle de la politique), réflexion subtile sur la nécessité de la violence pour imposer la loi des hommes, et de l'éducation pour propager les idéaux démocratiques, L'homme qui tua Liberty Valence fait preuve d'une finesse d'écriture toujours aussi bluffante aujourd'hui, qu'on le découvre pour la première fois ou le revoit pour la centième.
Les quelques touches d'ironie apportées par Ford (voir la façon dont il pointe du doigt la politique‑spectacle lors du meeting de fin) ne font que densifier la pertinence du propos. De plus, le noir et blanc sied, in fine, idéalement au film : le manichéisme visuel inhérent au procédé (opposition du clair et de l’obscur) permet à Ford de jouer malicieusement avec les codes (voir ce plan très « film noir » où Wayne/Doniphon, après avoir scellé son destin, entre dans l’ombre profonde d’une ruelle, mais éclaire soudainement son visage en s’allumant une cigarette) tout en montrant les incertitudes d’une époque où la gloire des héros de l’Ouest ‑et donc leur représentation colorée habituelle‑ cède la place à l’ambiguïté morale de la politique. Il n’est pas interdit d’y voir le désenchantement d’un homme devant l’évolution du pays qu’il a glorifié depuis toujours. Le long métrage est d'ailleurs le dernier western de légende que livrera Ford à la postérité...
Servi par un casting parfait, des premiers (Stewart est comme toujours impérial, Wayne n’a jamais été aussi touchant et aura rarement apporté autant de nuance à son rôle de « tough guy ») aux seconds rôles (parmi lesquels Lee Marvin en brute psychotique, Lee Van Cleef en sbire patibulaire et mal rasé annonciateur de ses personnages léoniens, Woody Strode en ami loyal et John Carradine en politicard bateleur haranguant la foule en agitant ses immenses bras), L’homme qui tua Liberty Valance a été considéré à sa sortie comme une œuvre mineure. Mais, comme dans le film, le temps a fait son œuvre : « Quand la légende dépasse la réalité, alors on imprime la légende ».