L'enfer
C’est le destin d’une œuvre que l’on croyait à jamais perdue, comme les Quatre Diables de Murnau, The Other Side of the Wind de Welles ou la version intégrale des Rapaces de Stroheim.
L’un de ces fantômes magnifiques qui hantent l’Histoire du cinéma, à la fois chaînons manquants, objets de fantasmes cinéphiles ou promesses avortées dont on se demandera toujours « ce qu’ils auraient été ». Forcément, ce qui n’est pas ‑ou plus‑ occupe tout l’espace, comme le magicien d’Oz avec ce risque, ou cette peur, qu’une fois tiré le rideau d’émeraude, le Grand Mabuse ressemble à un petit clown bedonnant et inoffensif.
L’enfer d'Henri-Georges Clouzot (1964) appartient à cette Atlantide des films perdus et sa résurrection partielle par Serge Bromberg, PDG de Lobster Films (l’intégrale Méliès en DVD, c’est lui) et arpenteur fou de la mémoire du cinéma, constitue un événement majeur.
D'abord pour tous les amateurs du réalisateur du Salaire de la peur, des Diaboliques, du Quai des Orfèvres et autre Corbeau. Mais aussi pour tout cinéphile désireux de comprendre enfin comment Clouzot, marqué par le Huit et demi de Fellini sorti l’année précédente, envisageait de révolutionner à son tour le cinéma avant de se perdre dans les méandres vertigineux d’un tournage maudit. Enfin, pour tous ceux qui ne connaîtraient de L’enfer que ce drame bourgeois filmé par Chabrol en 1994, avec Emmanuelle Béart et François Cluzet, mais expurgé de toutes ces expériences visuelles qui passionnaient justement Clouzot.
« Je voulais exploiter ce malaise anxieux qui me prend à chaque nuit et qui m’empêche de dormir. Il est facile de faire comprendre au public qu’un personnage a dix obsessions, mais comment lui faire ressentir et comprendre une obsession que ce personnage a mis dix ans à développer ? », s’interroge Clouzot au début du documentaire.
Au fond, L’enfer naît dans ce désir fou de rendre perceptible et palpable la folie névrotique d’un homme, Marcel Prieur, interprété par Serge Reggiani et « sa tête de marron sculpté » (William Lubtchansky, assistant chef-op' de l’époque), convaincu que sa femme, Odette (Romy Schneider, alors âgée de 26 ans), le trompe. Le script de Clouzot, rapporte Bromberg, était construit comme un flash-back : Marcel Prieur, devant le corps allongé de Romy, avec un rasoir dans la main. Que s’est-il passé ? Le film était censé explorer la possibilité de cette image ‑comment cet homme en est arrivé là ?‑ et s’achevait par les mots « sans fin ». En noir et blanc, la vie quotidienne du couple, tenancier d’un hôtel perdu dans le Cantal, au pied du viaduc de Garabit. En couleurs, les visions de Marcel, couleurs de la folie qui surgissent à chacune de ses crises de jalousie. « Dans le gras de la douleur », « physiologiquement angoissant », ainsi Catherine Allégret, dont ce devait être le premier rôle, évoque-t-elle le script de L’enfer.
En mars 1964, Clouzot s’enferme dans les studios de Boulogne en compagnie d’une poignée de techniciens et débute une série d’expérimentations visuelles censées figurer la jalousie obsessionnelle de Prieur. Au même moment, les patrons de la Columbia, forts du succès public et critique du Docteur Folamour de Kubrick qu’ils viennent de produire, cherchent à financer le prochain film d’un autre grand cinéaste européen. De passage à Paris, ils découvrent les premiers essais de Clouzot. « Budget illimité ! », lancent-ils en quittant les studios.
Clouzot ne le sait pas encore, mais ce blanc sein marque déjà le début de la fin. Nous sommes dans les années 60 et le milieu artistique vibre au rythme de la musique électroacoustique, de l’art cinétique et de tous ces Vasarely et Yvaral qui remettent en cause les logiques visuelles. Clouzot plonge corps et âme dans ces nouvelles techniques censées provoquer l’insécurité du regard et tourne des heures d’essais où les visages des acteurs se retrouvent pervertis, déformés, diffractés à l’infini, pris dans les rets d’illusions optiques qui fabriquent des cauchemars d’une beauté formelle inouïe. « On avait un mélange bizarre de tous les éléments du cinéma traditionnel, se souvient Bernard Stora, des stars et des techniciens hors pair qui étaient tous occupés à faire des choses extrêmement bizarres. Assez tôt, il m’a paru clair qu’ils ne savaient pas ce qu’ils étaient en train de faire ». Costa-Gavras, jeune assistant‑réalisateur du film, se souvient : « C’était quelque chose de totalement inconnu pour le cinéma français, mais avec Clouzot, cela ne pouvait être que quelque chose d’exceptionnel ». Car l’argent de cette production colossale qui n’était, sur le papier, qu’un petit film, ne servait pas à construire des décors gigantesques, ni à embaucher des milliers de figurants, mais à donner la possibilité à Clouzot de chercher librement, d’apprivoiser des idées nouvelles, d’expérimenter. Stora le résume bien : « Le film n’aurait eu d’intérêt que si ces fameux excès avaient permis d’aboutir à une nouvelle façon de traiter les images et de filmer, à un nouvel univers plastique ».
Aujourd'hui, ces plans incroyables que Bromberg donne à voir n’ont rien perdu de leur pouvoir de fascination, à l’image de ces jeux de lumière tournoyante sur le visage de Romy Schneider, vortex hypnotique du film qui, vingt ans après la fameuse séquence de la lampe du Corbeau (« Où est le Bien, où est le Mal ? »…), convertissent une incertitude morale en un problème optique. Jeux que reprendra tels quels Michel Gondry pour le clip des Voyages immobiles d’Étienne Daho.
Maniaque, perfectionniste, insomniaque, dictatorial, Clouzot s’égare bientôt dans ses propres recherches, le plan de tournage vole en éclats, exténué, Reggiani quitte le film bientôt suivi par Clouzot lui-même, victime d’un infarctus. La production enterre L’enfer et les assurances récupèrent les rushes.
L’enfer, ou plutôt ce qu’il reste de ces 185 boîtes de films exhumées, de ces treize heures de pellicule impressionnée dont Bromberg retrace la genèse (ici, aucun critique ou historien du cinéma venant éclairer après coup le sens des images, mais le sentiment d’assister au présent à la recréation d’un film monstre avec les témoignages de certains des techniciens de l’époque), fait aujourd’hui figure de matrice perdue, située au mitan des hallucinations capiteuses de Vertigo (1958) et des gialli colorés de Mario Bava. Il préfigure aussi bien certains plans de De Palma (Pulsions notamment), que de tous ces films mentaux (de Bunuel à Polanski), obsédés par le mystère du désir féminin et la représentation d’une folie ordinaire.
Quatre ans plus tard, en 1968, Clouzot filmera tout de même son Enfer, ce sera La prisonnière, étrange remake d’un film invisible qui verra finalement le jour, mais dans l’ombre d’une critique qui vient de l’oublier. Sans doute le DVD du mois. Le film, qui vient d'ailleurs d'être récompensé du César du Meilleur documentaire, est d'ailleurs repris au programme du MK2 Beaubourg depuis le mercredi 3 mars.