Kraftwerk 3-D the Catalogue
Voilà maintenant près de trente ans que Kraftwerk s'attelle mollement à sa propre sanctuarisation. Dépassé par les générations d'artistes qu'il a inspirés, le groupe a préféré s'effacer dans sa propre légende. D'innovateurs, les Allemands sont devenus gardiens de leur propre temple. Ce ne sont d'ailleurs pas dans des salles de concert que le groupe s'est produit lors de sa grande tournée de 2015, mais dans des lieux dédiés à l'art moderne : MOMA de New York, Tate Modern de Londres ou Guggenheim de Bilbao. Des tombeaux parfaits pour accueillir des pièces de musée, bonnes à être accrochées aux parois d'une collection permanente de la pop du XXe siècle.
Difficile donc de ressentir une grande excitation à la vision de ce coffret Blu-Ray/DVD 3‑D the Catalogue, compilation de morceaux tirés de cette grande tournée qui a vu le groupe rejouer en intégralité ses huit albums officiels (les trois premiers, sortis entre 1970 et 1973, restant complètement ignorés par le groupe dans un bel élan révisionniste). Déjà parce que cela fait une décennie que Kraftwerk propose de tels cycles de relecture. Ensuite, parce qu'il est vendu sous un concept des plus douteux : une expérience 3D mélangeant son et image de manière immersive... Un projet dont la piteuse réalisation en dit surtout long sur l'étanchéité de la bulle Kraftwerk, totalement à la ramasse autant technologiquement que créativement.
D'un bout à l'autre, le spectacle est statique : quatre sexagénaires en combinaisons moulantes, stoïques, têtes baissées derrière des pupitres dont on ne verra jamais vraiment le contenu. Comme figurants de leur propre concert, nos quatre gaillards sont transparents, techniciens sans visage. Que nous reste‑il à voir alors ? Les animations qui accompagnent les morceaux en 3D ? Là aussi, on déchante très vite : dès les premiers instants du chef‑d'œuvre Autobahn, la pupille crie à l'agonie face à des images de synthèse d'une laideur confondante, venues du plus profond des années 90 avec leurs gros polygones infâmes et leur risible raideur. Les effets 3D sont tantôt grossiers, tantôt inutiles, offrant vaguement un relief à des paysages piteux. En résumé, les 14 minutes du morceau légendaire sont illustrées par d'affreuses séquences de voitures qui roulent sur l'autoroute en boucle, entrecoupées de plans sur des musiciens aussi charismatiques que des parpaings. Le Blu-Ray permet de passer des animations aux captations de manière à faire son propre spectacle. On s'amuse comme on peut...
Imageries paresseuses, séquences répétitives à l'excès et kitsch involontaire se mêlent le long de la captation : si le minimalisme des animations de Trans‑Europe‑Express peut faire mouche, impossible de défendre les graphismes sous Paint de The Man Machine ou Computer World qui se contentent de recopier les paroles des morceaux en rythme. Le groupe ose même nous ressortir ses vieux clips pour Musique Non Stop et Tour de France, lesquels sont particulièrement prisonniers de leurs époques. Qui a bien pu approuver un tel spectacle, sinon un groupe absolument déconnecté de toute notion de bon goût ? La vacuité ahurissante de cet anti‑concert culmine avec une prestation de The Robots version The Mix, album d'auto‑reprises sorti en 1991. Le groupe sur scène y est alors remplacé par des robots cheap qui gesticulent. En dehors même de l'ironie mordante d'une rangée de pantins mécaniques qui remuent plus que le groupe lui‑même pendant le reste du concert, on voit alors éclater la morne vérité : avec ou sans Kraftwerk sur scène, le résultat est le même. Jamais un groupe n'a semblé aussi absent de sa légende.
Reste alors la musique. Si les derniers albums du groupe sont très inégaux, ceux allant de Autobahn (1974) à Computer World (1981) restent les plus inspirants de toute l'histoire de la musique électronique, ayant marqué le monde grâce à des concepts géniaux, toujours illustrés par un sens dément de la mélodie moderne : claire, métronomique, fascinante. C'est donc avec plaisir que l'on redécouvre ces morceaux sur scène, joués avec une précision si chirurgicale qu'on en viendrait presque à craindre le playback. Mais à la brillance originelle des morceaux, le Kraftwerk du XXIe siècle n'ajoute rien artistiquement ou presque : quelques variations, quelques extensions, quelques transitions et c'est tout. De vagues coups de shaker dans un cocktail inchangé. Au pire, le groupe défigure même ses morceaux, comme cette version de Radioactivity, devenue au fil des ans une tirade anti‑nucléaire balourde loin de sa poésie originelle, où le groupe s'est contenté de rajouter Fukushima à la liste des catastrophes nucléaires qu'il récite. Voilà où s'arrête le processus créatif de Kraftwerk aujourd'hui : de simples mises à jour logiciel pour ne pas avoir l'air trop à l'ouest.
D'hommes‑robots, les Allemands sont devenus des hommes‑statues. Leur héritage est si grand qu'on saura pardonner cet encroûtement terminal qui les touche depuis maintenant des années. Mais au moment de repasser à la caisse pour acquérir ce genre de captation live morne et ennuyeuse (on ne vous parle pas de la version Deluxe à 171 € prix indicatif), on conseillera même aux plus fervents fans de rester sur leurs doux souvenirs plutôt que d'alimenter un tel vaisseau fantôme, uniquement capable aujourd'hui de vous offrir des versions karaoké de leurs vieux classiques sur fond d'économiseurs d'écrans Windows 95.