Kerviel : un trader, 50 milliards
Trader solitaire devenu fou ou simple rouage d'un système mettant les profits avant la raison ? Depuis sa révélation en 2008, l'affaire Kerviel reste un des scandales financiers les plus fascinants et commentés de l'histoire de la finance en France, ayant vu la Société Générale perdre 4,9 milliards d'euros suite aux actions d'un de ses traders, qui avait engagé dans ses spéculations un total de 50 milliards d'euros. Et si des fictions (L'outsider) et moult livres ont pu évoquer ce sujet, une nouvelle série documentaire intitulée Kerviel : un trader, 50 milliards (la première produite par la plateforme de streaming Max en France) nous replonge au cœur du scandale, en donnant la parole à ses protagonistes clés (cadres de la Société Générale dont son ancien PDG, Daniel Bouton, avocats et proches du trader, membres des autorités judiciaires et des journalistes ayant suivi l'affaire au fil des années) mais surtout à Jérôme Kerviel lui‑même. Le résultat est un documentaire passionnant, jamais complaisant, qui raconte la face obscure du monde de la finance, mais aussi la trajectoire d'un homme ambitieux, obsédé par l'idée de gagner plus.
Une réalisation tape‑à‑l'œil inutile pour une histoire passionnante
Pour profiter des riches entretiens et échanges tenus tout au long des quatre épisodes de 45 minutes de cette série documentaire, il faudra cependant passer outre la réalisation tape‑à‑l’œil de Fred Garson, à la limite du supportable, particulièrement dans le premier épisode, quand ce qui est raconté n'est pas encore enrichi par des images d'archives. Plans nerveux sur des écrans d'ordinateurs avec plein de chiffres colorés, drones qui volent en biais au milieu des tours de La Défense, montage pompier et mise en scène dramatique dans un gratte‑ciel vide, Fred Garson cherche désespérément à rendre spectaculaires les prémisses de cette histoire, quitte à flirter franchement avec le mauvais goût. Le montage semble alors essayer de jouer la montre, entrecoupant les interviews de montages médiocres qui diluent le propos.
Une mise en scène complètement superflue, d'autant que l'histoire qui est racontée à ce moment par les différentes personnes à l'image se suffit à elle‑même : la découverte de sommes inconnues et massives dans les comptes de la banque, les premières recherches au sein de l'entreprise, les longs interrogatoires avec Kerviel, l'enquête interne qui révèle peu à peu l'ampleur de la fraude et des montants engagés, et l'impression prégnante pour les dirigeants de la Société Générale que leur entreprise était à deux doigts de sombrer du jour au lendemain, emportant avec elle une grande partie de l'économie mondiale. Un portrait glaçant du monde de la finance, de la façon dont elle dicte nombre des aspects de notre société, parfois avec une étrange opacité, et que Kerviel : un trader, 50 milliards parvient à nous faire ressentir de manière claire et assez haletante.
Obsession et chute
La parole est alors donnée à Jérôme Kerviel, lui et son visage fermé énigmatique, devenu si familier au fil des années. L'occasion de revenir sur ses débuts discrets au sein de la Société Générale, ayant beaucoup à prouver, lui qui n'avait pas la plupart des diplômes attendus de la part d'un jeune trader. Sa montée en puissance au sein de l'entreprise, il l'explique simplement, avec un mélange de fierté et d'embarras rétrospectif, posant un regard de temps en temps troublé sur son parcours, comme quand il réalise son premier gros coup en vendant puis rachetant des actions à la baisse à la suite des attentats dans le métro de Londres en 2005, sortant gagnant de plusieurs millions d'euros à la fin d'une journée où l'horreur lui aura été rentable.
Se retenant de glorifier ou d'excuser totalement son sujet, le documentaire réussit à saisir l'obsession qui habite alors Kerviel et sa façon de jouer avec les mouvements des marchés, un peu comme à un casino. Et quand ce château de cartes s'effondre, la série dépeint avec précision non seulement les manœuvres mises en place par la Société Générale pour se sauver du gouffre, mais également la manière dont la vie de Jérôme Kerviel bascule dans un raffut politico‑mediatico‑judiciaire dont il n'est jamais vraiment sorti depuis. Fuyant d'abord le regard des médias, il s'affirme peu à peu face au grand public, accusant son employeur et ses supérieurs de lui avoir laissé carte blanche, ce que réfute depuis toujours la banque.
Unique responsable
Franche, la série suit les multiples virages connus par Kerviel : changements réguliers d'avocats, abandon d'anciens alliés dont son ancienne conseillère en communication, visite très médiatisée à Rome pour aller voir le pape (séquence ahurissante sur laquelle l'ex‑trader préfère ne pas dire grand‑chose) et surtout les multiples procès et appels. Avec toujours cette question de la responsabilité : quand il est condamné pour la première fois en 2012, il l'est à titre personnel et chargé de rembourser l'intégralité des 4,9 milliards d'euros à la banque, une condamnation exorbitante et longuement discutée dans les deux derniers épisodes de la série, alors que Kerviel multiplie les recours pour faire effacer cette dette qu'il estime injuste. Plusieurs révélations mettront d'ailleurs en lumière le fait que la banque était au courant. Sans surprise, les interlocuteurs venus de la Société Générale se font plus rares lors de ces épisodes. Les décisions du gouvernement de l'époque (sous Nicolas Sarkozy) sont également interrogées dans le cadre plus large de la crise financière de 2008, ouvrant la discussion sur les rapports entre politique et finance (François Hollande fait d'ailleurs un petit cameo dans le dernier épisode, sans pour autant dire grand‑chose d'intéressant, même si c'est l'occasion de revoir l'époque très lointaine où il déclarait que son ennemi était le monde de la finance).
Bien écrite et habilement menée malgré les maladresses de sa réalisation, Kerviel : un trader, 50 milliards est donc une réussite, ayant su trouver l'équilibre entre le frisson du récit d'un scandale unique en son genre et des interrogations plus profondes non seulement sur un système économique prêt à tout, mais aussi sur la question de la justice face à une telle affaire. Comment punir quelqu'un comme Jérôme Kerviel qui, rappelons‑le, ne sait jamais personnellement enrichi ? Un sujet qui clôt avec intelligence la série, nous laissant sur l'image d'un homme seul, épuisé, qui aura fait trembler le monde depuis son petit bureau, en haut d'une tour d'affaires, avec des milliards envolés en quelques clics.