Je suis un cyborg
Changement de cap a priori radical pour Park Chan-Wook qui, après sa trilogie de la vengeance (Sympathy for Mr Vengeance, Old Boy et Lady Vengeance), plonge entre les quatre murs immaculés d’un asile de fous largement inoffensifs. Ici, pas de rage trop longtemps contenue, pas de violence prête à faire imploser le monde, mais la longue et poétique réhumanisation d’une jeune femme convaincue d’être un cyborg.
Dans les films de Park Chan-Wook, réalité et fictions imaginaires coïncident rarement et n’en finissent pas de se livrer bataille. Tout commence sur la chaîne de montage d’une usine d’électronique, vision glaçante et coréenne des Temps modernes de Chaplin, où l’on découvre des armées d’ouvrières dociles déguisées en petits Chaperon Rouge. Soudain, l’une d’entre elles, Young-Goon, s’ouvre une veine, y insère deux fils électriques et, suivant les instructions d'une voix électronique, se branche sur une prise électrique. Court-circuit réel et mental, Youg-Goon se prend alors pour un cyborg, refuse de s’alimenter, ne converse plus qu’avec les machines à café et les postes radio, et finit par être envoyée dans un institut psychiatrique rempli d’originaux dont le film détaillera peu à peu les pathologies. Là, elle rencontre un jeune homme flanqué d’une tête de lapin qui va tenter de la ramener sur les rivages de l’humanité. De l’obésité à la culpabilité chronique, de l’esprit de compétition à l’imaginaire mièvre des pop idols japonaises (ici réduit à une couple d’éphèbes en plastique dont le fantasme consiste à pousser la chansonnette sur les montagnes tyroliennes), le film passe en revue tous les travers de la société coréenne.
Contrairement aux « films d’asile » qui choisissent souvent de raconter l’histoire à travers le point de vue d’un personnage « normal » et infiltré (voir les journalistes volontairement internés de Shock Corridor et Vol au-dessus d’un nid de coucou), Je suis un cyborg se cale d’emblée sur le point de vue objectivement délirant de son héroïne, métaphore d’une société de consommation devenue société de programmation. Au fond, nous sommes tous des cyborgs, avec imaginaires de substitution, comportements automatisés et réflexes machiniques.
D’ailleurs, le titre original du film (I am a Cyborg, but that’s ok) rend justice au projet de Park Chan-wook, puisque la pathologie dont souffre la jeune femme n’est pas vécue comme telle mais, au contraire, acceptée comme une mutation positive. Esthétiquement hyper-inventif, le film oscille entre les situations oniriques des films de Michael Gondry, les dérapages cartoonesques des Grindhouse du couple Tarantino-Rodriguez et l’univers doucereux de Charlie et la chocolaterie - Willy Wonka, autre esprit dérangé et autre architecte d’un univers naïf et dégoulinant (Eurodisney ?).
Film Kawaii (« mignon » en japonais) et poétiquement subversif où l’on feuillette l’album de dessins d’un psychopathe, où l’on se balade avec le dentier de grand-mère, où l’on fusille pour de faux tous les membres de l’institution, Je suis un cyborg, sublime histoire d'amour entre gens malades de la société du spectacle, apporte une nouvelle fois la preuve de la bonne santé du cinéma sud-coréen.