Jazz on a Summer's Day
Avant Woodstock et ses cohortes de hippies chevelus, c'est bien le jazz qui a lancé la mode des festivals en plein air aux États‑Unis, dans les années 50. Et c'est à Newport, dans l'État de Rhode Island, qu'une jeunesse aussi branchée que populaire venait voir, chaque été au mois d'août depuis 1954, les grands noms du jazz moderne.
Venu pour y tourner une fiction en 1958 avec une petite équipe indépendante, le jeune photographe américain Bert Stern décide finalement de consacrer son unique long métrage à documenter l'ambiance et les performances de cette cinquième édition du festival de Newport, dans ce qui deviendra le très bien nommé Jazz on a Summer's Day. Un coup d'essai, mais aussi un coup de maître, tant le résultat est l'un des plus beaux et des plus fascinants documentaires musicaux jamais tournés.
Capsule temporelle
À l'époque, Bert Stern était spécialisé dans la photographie de publicités et de mode pour de grands magazines new‑yorkais, et c'est bien l'œil affuté d'un photographe qui vient poser son regard sur le festival de Newport. Composition des cadres, couleurs, idées de mises en scène : la beauté est de chaque plan.
Jazz on a Summer's Day est avant tout une merveille visuelle qui nous plonge avec délice dans une certaine Amérique : celle des Trente Glorieuses, d'une jeunesse qui affirme son indépendance et sa singularité en allant claquer des doigts sur un jazz en plein âge d'or. Et c'est avec plaisir que l'on voit Bert Stern s'attarder sur le public du festival dans toute sa diversité. Élégance des vêtements et extravagance des lunettes de soleil. Jeunes couples qui dansent et s'enivrent des rythmes palpitants des artistes sur scène. Autant de visages distants, captés il y a 64 ans, que l'on observe avec fascination tant ils respirent la vie et l'insouciance, et que Stern capte avec une poésie jubilatoire : cette femme qui manque de faire tomber son chapeau en voulant prendre une photo, ou cette autre qui ferme les yeux de plaisir quand commence son morceau préféré.
Tout le documentaire est une capsule temporelle incroyable, à laquelle cette restauration 4K donne une vitalité miraculeuse, donnant l'impression d'être là, avec eux tous, dans les rues et les jardins d'un Newport en pleine effervescence (car, en plus du festival, la coupe de l'America se déroule en même temps), par un beau jour d'été 1958 au bord de la mer.
Totale fascination
Mais Jazz on a Summer's Day n'est pas que le portrait émouvant d'une époque disparue. C'est aussi l'occasion de voir quelques grands noms du jazz dans les plus belles conditions. Pour chaque artiste, Bert Stern et son équipe se focalisent sur les visages des musiciens, l'élégance et la retenue de leurs moindres gestes. En début de journée, on croise ainsi un Thelonius Monk très inspiré au piano, et surtout une performance remarquable de la chanteuse Anita O'Day. Sous un grand chapeau noir à plume, celle-ci se lance dans une belle version de Sweet Georgia Brown, jouant de sa voix comme d'un instrument subtil, s'éloignant et se rapprochant de son micro pour apporter des variations à son chant. Puis, elle enchaîne avec une version de Tea For Two où elle peut montrer ses talents au scat tout en faisant la part belle à ses excellents musiciens. Une performance brillante, parmi les meilleures du film, que l'on regarde avec une totale fascination.
Le reste du casting est également de haute volée : on retrouve ainsi l'excellente Dianah Washington dans une version somptueuse de All of Me, s'amusant à rejoindre son percussionniste autour du vibraphone pour faire quelques solos avec lui avec un sourire contagieux. On est surpris par ailleurs de retrouver Chuck Berry, jouant dans ce contexte jazz son rock and roll bien plus mordant, mais montrant les ponts qui existent entre les deux genres, d'autant plus quand un clarinettiste se lance dans un solo enflammé sur son morceau Sweet Little Sixteen.
Du cool et encore du cool
Plus tard, Chico Hamilton et son quintet (où l'on retrouve un jeune Eric Dolphy) viennent proposer un concert audacieux et avant‑gardiste gorgé de percussions haletantes, dessinant les lignes d'un jazz plus expérimental, en perpétuelle mutation. Immédiatement après, Louis Armstrong arrive comme une star, raconte au public ses tournées récentes en Italie (et sa rencontre avec le Pape !) avant d'attraper sa trompette pour en tirer quelques délicieux solos entre deux éclats de rires (dont une version festive et rythmée de When the Saints Go Marching In). Et finalement, la soirée se termine avec la chanteuse gospel Mahalia Jackson, à la voix chaude et profonde qui n'a même pas besoin de s'approcher du micro pour faire porter ses mélodies d'un bout à l'autre de l'assistance. « You Make me Feel Like a Star », dit‑elle avec une soudaine timidité face aux hourras du public, avant de clôturer cette lumineuse journée de musique par une version émouvante de The Lord's Prayer.
Débordant de cool à chaque instant, Jazz on a Summer's Day est tout simplement un petit bijou et l'un des plus beaux documentaires dédiés à la musique, qui émerveillera tous les publics, qu'ils soient fans de jazz ou non.