Invictus
Qui mieux que Morgan Freeman, au‑delà de la ressemblance physique, d’un patronyme prédestiné (« freeman », l’homme libre) et des liens amicaux qu’il a noué avec l’ex‑président sud‑africain, pouvait donc incarner Nelson Mandela ?
Entre biopic hagiographique, fiction sportive et métaphore discrète (Mandela/Obama), Invictus, du nom du poème de Henley qui inspira Mandela lors de ses trente années de geôle, est de loin le film le plus optimiste de Clint Eastwood, 79 ans, le plus apaisé aussi.
Le film se concentre sur l’année 1995, moment charnière de la grande politique de réconciliation menée par Mandela, dans un pays qui danse alors au bord du volcan post‑Apartheid, entre désir de revanche des uns et crispation paranoïaque des autres. Comment réunifier un pays au seuil de la guerre civile ? Comment établir un pont entre deux communautés que l’Histoire a toujours opposées ? La Coupe du Monde de rugby qui se déroule en Afrique du Sud offre alors à Mandela l’occasion de refonder une nation autour d’une équipe nationale jusque‑là inféodée au pouvoir blanc, les Springbocks, et à Eastwood, un terrain propice à ses grandes obsessions (la filiation, la communauté, l’identité d’un peuple, sa construction, etc.).
Mieux qu’un film de Capra, Invictus oscille pourtant entre conte de fées et idéalisme naïf, pour ne pas dire niais. On est d’abord frappé par la facilité déconcertante avec laquelle Mandela/Freeman, plus gourou que génie politique, convertit son monde, le plie à sa conception humaniste, transforme ses opposants en disciples, de sa garde rapprochée (des Noirs et des Blancs contraints de travailler ensemble) à ces 43 millions de Sud‑Africains qui le porteront aux nues lors de la victoire finale, cette grande parade plus proche de celle de Disneyland que de Mystic River, où partout des scènes didactiques (un jeune Noir de Soweto et des flics blancs s’enlaçant au moment du coup de sifflet final) viennent illustrer cette mascarade de réconciliation que seul le sport de masse peut produire (remember France 1998).
Frappés donc par le peu de résistance de ses anciens adversaires, on finit par se demander comment l’Apartheid, avec des convictions aussi friables et des individus lunatiques, a pu perdurer si longtemps. « Pour lui, personne n’est invisible », assène fièrement l’un des colistiers de Mandela. Certes, mais l’invisibilité possède son envers puisque pour le Mandela d’Eastwood, l’Autre n’existe pas, sinon sous la forme décevante d’un père raciste (qui peine à donner le change) et d’une menace qui s’avère, par deux fois (une camionnette et un avion survolant un stade), être un leurre.
Au fond, Eastwood filme d’emblée l’Apartheid du point de vue de sa résolution positive et, en fordien qui se serait égaré, oublie de faire l’hypothèse de l’Autre (et donc de cette Histoire sanglante dont on a l’impression qu’elle n’a jamais vraiment eu lieu), et d’accueillir dans son champ celui qui refuse ou se montre réfractaire à son idéal de refondation.
L’inhospitalité dont témoigne Invictus s’explique sans doute par la volonté d’Eastwood de faire enfin triompher cette part lumineuse que ses précédents old timers (à l’exception de Walt Kowalski, le héros de Gran Torino, trait d’union entre l’entraîneur de Million Dollar Baby et de Mandela) ne trouvaient que dans la mort ou la disparition. Oublier le passé, ses fantômes, et regarder enfin l’avenir : cette règle qu’énonce Mandela au mitan du film et qui contredit la grande Loi du rugby (regarder en arrière pour mieux avancer), Eastwood l’a appliqué à la lettre. Aveuglément.