Inherent Vice
Les seventologues un peu obsessionnels le savent, l’année 1969 n’a pas grand‑chose à voir avec l’année 1970. Plus précisément encore, ils identifient le point de bascule au mois d’août 1969, quelque part vers Benedict Canyon, avec les meurtres de la famille Manson. Après l’âge du Verseau, celui des Ténèbres, après les hippies d’Easy Rider (première partie), ceux de Vanishing Point.
En 2009, avec Inherent Vice (publié en France sous le titre pâlot Vice caché), Thomas Pynchon replonge dans cette époque pour y opérer non pas une résurrection teintée de nostalgie, mais afin de sonder la source de notre époque post‑moderne, superficielle, tristement consumériste, absurde, éclatée et littéralement abrutie par les fournisseurs d’accès et les psychotropes en tous genres.
Tout a donc (re)commencé un soir de 1970, année de naissance de Paul Thomas Anderson, et point de départ d’un récit qui cale son pas sur Doc Sportello (Joaquim Phoenix), un détective privé qui reçoit la visite de l’une de ses ex, Shasta, laquelle lui demande d’enquêter sur la disparition de Mickey Wolfman, son amant milliardaire. 2h30 plus tard, le pourquoi du comment a perdu de son attrait et de sa vigueur, et de ce grand sommeil en plein barnum post‑psychédélique, ne reste qu’une série d’impressions, de vignettes et un kaléidoscope de freaks patentés qui disent une Amérique en pleine déconfiture morale et intellectuelle. La fin des illusions collectivistes, et puis Nixon.
Ainsi, entre deux joints, Doc croise la route de bikers nazis, d’un mystérieux syndicat dont le siège est peuplé de secrétaires SM, d’un saxophoniste zombie embourbé dans une affaire de corruption avec la LAPD, d’agents immobiliers véreux, de milf disponibles, de gourous new age ou encore d’un flic névrosé aux tendances homo refoulées, qui fait des extra dans la série Adam 12 et suce langoureusement toutes les glaces qu’il peut. Pas sûr que PTA (le réalisateur) sache vraiment ce que son film raconte, le point un peu dense, et donc essentiel, qu’il vise, trop confiant sans doute dans sa capacité, incontestable, à faire revivre cette décennie qui obsède tant le cinéma américain contemporain, trop doué aussi à enfiler des blocs indépendants qui tiennent presque tout seuls, sans véritable colonne vertébrale, grâce aux acteurs (Eric Roberts, Josh Brolin, Resse Witherspoon, Owen Wilson, Benicio del Toro…), à la qualité des dialogues repris de Pynchon et au rythme interne des séquences.
Il y a un côté cartoonesque dans ce film d’enquête qui se contrefout de l’enquête ‑what’s up doc ?, ne cesse d’entendre Sportello, gimmick favori de Bugs Bunny‑, un côté démembré, aléatoire, qui évoque plus que jamais le cinéma de Robert Altman. Jamais PTA n’avait d'ailleurs collé de si près à l’humeur de son mentor en cinéma, Sportello étant la version stoned et en tongs du Marlowe dilettante (Elliot Gould) filmé dans Le privé (et du Gittes de Chinatown), private eye somnambulique évoluant lui aussi dans un monde stérile peuplé d’escrocs sans envergure, de notables corrompus et d’images sans profondeur.
Mais le roman de Pynchon, comme le film d’Altman, étaient aussi des portraits de Los Angeles, de ses quartiers, de ses cultures, de son architecture, et des mythes avec lesquels l’Amérique se shoote, là où PTA, à force de gros plans, rétrécit son cadre, ne laissant à l’Histoire et ses grands mouvements de fond que les strapontins de l’allusion ou de l’acouphène.
Contrairement à ses aînés, PTA se loge de fait dans la rétrospective et se contente de récréer une époque sur laquelle tout, ou presque, a été écrit et filmé. Et cette origine du monde d’aujourd’hui que Pynchon avait su si bien déplier, part ici en volutes, au service d’une odyssée aussi brillante qu’un peu vaine. Enfin, Joaquim Phoenix. Martin Short, acteur phare des années 1980 ici revenant (et formidable) dans le rôle d’un dentiste fou, aurait sans doute mieux convenu au personnage de Sportello, à sa nécessaire élasticité de jeu entre le comique et la mélancolie, là où Phoenix se montre trop conscient de son méta‑jeu et de ses effets.