Inglourious Basterds
Dès la séquence d’ouverture de Inglourious Basterds, Tarantino tue dans l’œuf la promesse de cette série Z chic et tonitruante que l’on attendait de lui ‑le titre du film reprend celui d’une sympathique resucée des Douze salopards réalisée par l’Italien Enzo Castellari en 1977, mais l’emprunt s’arrête là‑, et que survendaient à dessein les teasers et autres bandes-annonces mensongères du film.
Dans la campagne française, un officier nazi rend visite à un fermier soupçonné de planquer une famille juive. Mise en scène hyper-classique qui donne le ton du film : champs, contre-champs et légers panoramiques autour des deux hommes. Du Kammerspiel filmé par Leone ‑cette séquence fonctionnant d’ailleurs comme une variation inspirée de l'ouverture de Et pour quelques dollars de plus avec le génial Christoph Waltz sous les traits d’un Colonel Mortimer SS.
Tarantino est sans conteste le seul cinéaste contemporain capable d’hypnotiser à ce point le spectateur à coups de dialogues écrits au cordeau, et de pousser aussi loin la tension provoquée par l’anamorphose d’une conversation. Cela fait déjà un bout de temps (revoir Boulevard de la mort) que le réalisateur de Jackie Brown tente de s’affranchir de ses tics qui, depuis Reservoir Dogs en 1992, ont fait son succès : répliques faussement cultes, stars déclinantes sorties des catacombes utilisées à contre-emploi, éclatement tape‑à‑l’œil du récit, humour parfois graveleux et déluge œcuménique de références cinématographiques.
Mais Tarantino a du nez, un sens profond et inné de l’air du temps, et sait combien la modernité d’hier (Pulp Fiction, Kill Bill), aussi virtuose fut-elle, peut rapidement virer à l’académisme pop et ronronnant. Inglourious Basterds constitue donc la réponse radicale à cette intuition si juste.
L’action se situe en France, au début de l’Occupation allemande. Shoshana Dreyfus (Mélanie Laurent) échappe au massacre de sa famille par un Nazi surnommé le « Chasseur de Juifs », et réapparaît quelques années plus tard comme propriétaire d’une salle de cinéma pour le moins militante (au milieu des films de Riefenstahl et de la propagande nazie, du Pabst, du Linder, Le corbeau de Clouzot). Ailleurs, en Europe, une bande d’ex-condamnés à mort, juifs et américains ‑les fameux « Basterds » du titre menés par Aldo Rayne (Brad Pitt)‑ multiplient des raids punitifs contre les Nazis et s’associent bientôt à une actrice allemande et agent secret (Diane Kruger). Au fur et à mesure, tout ce petit monde converge vers le cinéma de Shoshana pour une vengeance (on est bien chez Tarantino) mêlant le tragique, la farce, l’horreur et Carrie.
Construit en cinq grands blocs conçus comme des huis clos (une ferme, une taverne, un cinéma, le bureau du Führer, etc.), le sixième film de Tarantino réduit à néant les séquences d’action, punaise dans le fond de son cadre une Seconde guerre mondiale d’opérette (ou de conte : « Il était une fois dans la France occupée par les Nazis… », indique un carton au début du film), et se concentre presque exclusivement sur une série de face-à-face bavards mais prodigieux.
Tarantino exploite mieux que jamais les deux versants de sa croyance absolue dans les pouvoirs du cinéma : d’un côté, en affinant son style jusqu’au classicisme absolu (l’essence de la fascination procurée par le cinéma ? Un écran, deux individus qui bougent et qui parlent, ça suffit) ; de l’autre, en prêtant au Septième Art la capacité fabuleuse et naïve de rectifier le cours de l’Histoire, ou plutôt de se venger d’elle : dans le monde rêvé de Tarantino, ce sont les Juifs qui gravent en lettres de chair la croix gammée sur le front des Nazis, et c’est par le cinéma (la pellicule, le film, la salle) que périssent Hitler et Goebbels.
Demeure un problème propre au cinéma de Tarantino, presque inscrit dans son code génétique de conteur surdoué : l’impressionnante maîtrise du récit et du tempo des séquences, l’incroyable qualité du texte donné aux acteurs et le réel plaisir à naviguer sans cesse dans la jungle des citations, ne débouchent pas sur le sentiment qu’une fois le film terminé, si un monde vient de s’éteindre à l’écran, il survit dans notre esprit. Il manque un double-fond à ce monde séduisant, une ampleur ou tout simplement une vision, absence qui explique sans doute pourquoi ses films vieillissent plutôt mal. Tarantino n’est pas encore Leone.