Inception
Si l’on devait comparer Inception, blockbuster classieux que même les spectateurs intelligents ont vu, à un objet, ce serait sans doute une toupie russe. Jusqu’à plus ample informé, cette toupie n’existe pas. C’est un paradoxe, une vue de l’esprit, une construction abstraite digne des escaliers impossibles du peintre Escher que Nolan a patiemment étudié. Si cette toupie existait, elle virevolterait sur elle‑même, provoquerait le vertige de celui qui la fixe, lui retournerait peut‑être le cerveau, et décrirait des cercles de plus en plus petits jusqu’à atteindre un point infinitésimal proche du néant. Cette toupie pourrait aussi être une montagne imposante accouchant d’une micro‑souris, ou un roulement de tambour océanique qui s’achèverait par une grève de l’orchestre.
Pourtant, Inception est tombé à point nommé si l’on en juge le succès pharaonique obtenu par le film et le consensus critique qui en a suivi. Soit un formidable révélateur de l’attente d’un public qui y a visiblement trouvé son compte. Car si le jouet est nul, le mode d’emploi, lui, est astucieux, pour ne pas dire génial. Pénétrer dans le cerveau d’une proie, lui implanter une idée virale, échafauder des univers fous mais vraisemblables à la manière d’un immense jeu de rôle, affronter des projections imaginaires sorties d’un subconscient militarisé (ici des pingouins surarmés en combi blanches !)…, on ose à peine imaginer ce qu’un Kubrick ou un Nicholas Roeg (réalisateur de l’impressionnant Ne vous retournez pas, l’un des films fétiches de Nolan) en auraient fait.
C’est grâce au succès du très bon The Dark Knight que Christopher Nolan, nouveau prodige sur lequel Hollywood semble miser, a pu sortir de terre cet Inception, thriller labyrinthique qui cale son pas sur celui de Dom Cobb, un « extracteur » qui s’introduit dans les rêves d’autrui afin de lui soutirer des informations. Un jour, pourtant, un sujet va poser une série de problèmes inattendus.
Et si le vrai truc psychanalytique de Inception était moins son récit à tiroirs (emboîtement de rêves épuisant pour élève besogneux qui aurait trop lu Edgar Poe ou les frères Bogdanov), que la façon dont il fonctionne, pour des spectateurs régulièrement abrutis par des flux de produits décérébrés, comme un refoulé en forme de test d’intelligence ? Après 2012, L’agence tous risques et les productions EuropaCorp, savez‑vous toujours réfléchir ? Pouvez‑vous encore comprendre une langue qui dépasse les onomatopées métalliques des robots de Transformers ou les borborygmes guerriers de Jason Statham ? Êtes‑vous encore capable de suivre sans flancher une dizaine de tirades exposant les règles complexes d’un mécanisme qui se prépare à fonctionner (première demi‑heure du film) ?
Inception agit d’abord comme un défi lancé à notre intelligence. Et cette épreuve se déroule en plusieurs temps. Nolan le petit malin teste d’abord votre niveau en géométrie dans l’espace, cette matière si sélective qui, dès le collège, en laissait tant sur le carreau. Ensuite, votre capacité à imaginer des choses abstraites (conceptualiser la « boucle » d’un décor par exemple), et votre compréhension, même sommaire, du théorème de la relativité (le temps du rêve, différent du temps réel). Enfin, arrive le moment du barnum psychanalytique : avez‑vous bien compris le complexe d’Œdipe ? Saviez‑vous que petit fiston veut coucher avec maman et supprimer papa ? Et le subconscient, c’est quoi au juste ?
Avatar nous soumettait à un test de motricité, Inception nous immerge dans les arcanes d’un cerveau véloce, celui de DiCaprio et de sa bande d’endormeurs nickelés qui tournent tous à 250 tours/Q.I par minute. Sortir indemne de l’expérience du film, avoir suivi jusqu’au bout son filin d’Ariane (Ellen Page), pouvoir enfin en discuter avec vos semblables, c’est bon pour le moral (vous n’êtes pas totalement débile), ça booste votre ego (votre stock de neurones est encore conséquent) et c’est jouissif puisqu’à la fin, lorsque la caméra revient vers la fameuse toupie, vous pouvez glousser avec vos congénères. Soulagé, ouf ! Vous aussi, vous avez compris ! C’est la vache qui rit dans l’oreille de la vache qui rit. Why not ? Mais gare à ceux qui, pendant la séance, ont bâillé d’ennui. Au « brain screening test » d’Inception, ils ont été recalés.