Gran Torino
Un vétéran de la guerre de Corée, sinistre, veuf et pétri de préjugés xénophobes, se prend d’affection pour un jeune voisin coréen qu’il va tenter de préserver de la délinquance. Devant et derrière la caméra, Clint Eastwood, au sommet.
Un film exceptionnel, l’un des tout meilleurs de son auteur. Clint Eastwood, presque 80 ans, colonne vertébrale d’un demi-siècle de cinéma américain, avait sans doute un dernier compte d’auteur et d’acteur à régler, une histoire personnelle à boucler. Dernier film ? Dur à dire. Mais cela fait un moment déjà que Clint Eastwood le réalisateur apprivoise la mort de Eastwood l’acteur (Honkytonk Man, Impitoyable, Madison, Space Cowboys, Million Dollar Baby), la prépare, la met en scène, comme ici, où il va jusqu’à filmer sa propre mise en bière.
Gran Torino reprend donc le cours agité d’une histoire qui remonte au début des Seventies, années d’assemblage de ce bolide éponyme racé et rutilant que Walt Kowalski, old timer aigri et ancien de la guerre de Corée, astique comme une pièce de musée au fond de son garage. Retour aussi aux années des immenses succès populaires et des vindictes critiques, lorsque Eastwood, sous les traits de Harry Callahan (1971), pavait malgré lui le chemin d’une multitude de justiciers urbains et d’anges exterminateurs, au prix d’un malentendu qui mettra longtemps à se dissiper.
Depuis, Eastwood a pris l’habitude d’ajuster son image, de rectifier un tir originel dont on a mal vu la cible, d’explorer toujours plus finement la complexité de ses personnages : Magnum Force fut une réponse au fascisme supposé de Dirty Harry, L’épreuve de force un démenti de sa misogynie, Josey Wales la preuve de son humanité, etc. Jusqu’à ce jour (Impitoyable) où son œuvre, alors archi-reconnue et indiscutée, crépusculaire et majestueuse, s’est mise à vibrer à l’instinct sûr du vieux sage qui peut tout se permettre. Et tout réussir (ou presque : Mémoires de nos pères).
Résultat, Eastwood est aujourd’hui le seul cinéaste américain capable de relier d’un même geste le classicisme absolu et l’efficacité de la série B, Ford et Siegel (ses deux mentors), la rapidité de l’exécution et l’intelligence du propos. Après le monde en majuscules de L’échange, Eastwood revient aux racines de sa propre mythologie, entre retour sur image (le scénario emprunte la structure classique du film de vengeance) et jeux ironiques sur son statut d’icône (doigt pointé en direction d’une bande de malfrats coréens, dents serrées et grognement too much).
Gran Torino constitue ainsi pour son héros ridé un récit d’apprentissage tardif (comment s’ouvrir à l’autre et chasser les fantômes du passé : ligne fordienne) et, pour le jeune Coréen qu’il va prendre sous son aile, un récit initiatique (apprendre un métier, devenir un homme, résister à ses pulsions). Double récit bientôt contrarié par l’effet boomerang du cinéma de genre (ligne Siegel), la vengeance : une dernière fois, Kowalski devra en découdre avec un gang asiatique.
Le héros du vingt-neuvième film d’Eastwood vient donc de loin, de l’extrême pointe d’une galerie de personnages dont le récit dresse l’archéologie et filme le devenir. Qu’aurait fait l’inspecteur de San Francisco, à la retraite, dans un quartier multi-ethnique hanté par les gangs de la banlieue de Detroit ? Quelle recrue le sergent Highway du Maître de guerre ou l’entraîneur asséché de Million Dollar Baby auraient-ils ici formée ? Le gunfighter d’Impitoyable aurait-il signé pour un ultime duel ?
Ainsi, la trajectoire morale de Kowalski, ancien ouvrier des usines Ford, épouse-t-elle exactement celle d'Eastwood l’acteur, du vieux con solitaire qui couvre ses voisins coréens d’insultes racistes, au Martyr, en passant par le Justicier, le Père et le Fantôme. Eastwood fait ici preuve d’une audace formelle et d’une incroyable liberté de ton, passant de la tragédie (l’homme qui marche vers sa mort) à la cocasserie (voir cette séquence au cours de laquelle le vieux Walt dévore goulûment les plats de vieilles femmes coréennes) avec la même élégance.