Everything Everywhere All at Once
C’est un titre qui sonne comme une impossible promesse : « tout, partout, tout à la fois ». Et pourtant, il résume à merveille les ambitions du duo américain formé par les réalisateurs Dan Kwan et Daniel Scheinert pour leur deuxième long métrage (après Swiss Army Man en 2016) : un film total, maximaliste, qui empile les genres et les influences avec un appétit insatiable pour créer une aventure ébouriffante. Véritable poupée russe cinématographique, Everything Everywhere All at Once est une comédie absurde brillante qui cache un film d’action hors pair qui cache lui‑même un récit de science‑fiction haletant et où se niche finalement, en son cœur, une histoire familiale et générationnelle particulièrement émouvante. Et chaque épaisseur est aussi jubilatoire à découvrir que les autres.
D'abord le chaos
C’est le cas pour à peu près tous les films, mais on vous encourage vivement à découvrir Everything… les yeux fermés, sans rien connaître de son synopsis, tant la découverte des ramifications de son scénario est une pure joie, véritables montagnes russes qui emporte tout sur son passage pendant deux heures, succession d’ahurissants changements de ton. Mais, pour en dire le moins possible, le film suit Evelyn Wang, une immigrée sino‑américaine qui tient une petite laverie avec son mari. Première génération de sa famille à avoir grandi aux États‑Unis, cette cinquantenaire perd peu à peu le fil de son existence : démêlés administratifs avec les impôts, finances à sec, relation conflictuelle avec sa fille… le rêve américain semble bien loin. Et c’est exactement à ce moment‑là que tout bascule, quand elle apprend qu’il existe d’autres dimensions.
Ensuite le chaos
L’immense réussite de Everything… tient avant tout à son équilibre. Bien sûr, certains pourront lui reprocher sa réalisation chaotique, ses mille idées qui s’entrechoquent, la façon dont son scénario fait des sauts de puce permanents d’une humeur à autre, ou encore la manière dont le film vient singer et citer avec gourmandise des genres aussi variés qu’imprévisibles, principalement dans le cinéma asiatique des années 90 (à un moment, on touche au burlesque d’action comme à la grande époque de Jackie Chan, à un autre, la caméra se brouille pour ressembler à un film de Wong Kar Wai ‑ cinéphiles, préparez‑vous à des clins d’œil à foison).
Il y a quelque chose de très joueur et démonstratif dans cette profusion d’images et d’idées, un tantinet hyperactif. Mais derrière cette cavalcade, il y a avant tout un divertissement grand public hollywoodien comme on n'en fait plus assez : mémorable, inventif et à taille humaine. Quel plaisir de voir des séquences de combats étourdissantes mais lisibles, chorégraphiées avec maestria et humour qui se déroulent de façon décalée dans des bureaux grisâtres de l’administration fiscale (encore une touche Matrix). Quelle joie de découvrir un univers de science‑fiction simple, efficace, que l’on arrive à suivre dans ses plus incroyables délires autour de quelques personnages dans lesquels on peut se retrouver. Il y a des milliers d’idées qui se croisent, avec une passion débordante pour le cinéma, mais elles sont toujours au service d’une histoire simple, qui garde les pieds sur terre, même à l’autre bout du multivers : le douloureux et difficile dialogue entre les générations, et tout particulièrement pour les familles immigrées (une thématique décidément dans l’air du temps outre‑Atlantique avec Minari ou le récent Pixar Alerte rouge).
Encore le chaos
Et c’est le casting impeccable qui permet à cette histoire de vivre. En premier lieu l’immense Michelle Yeoh (à qui l'on souhaite un Oscar en mars prochain), qui met à profit ses décennies de maîtrise dans l’art du film d’action et d’arts martiaux (de Police Story 3 à Tigre & Dragon) mais aussi sa justesse d’interprétation pour faire d’Evelyn Wang, un personnage brisé qui va lentement retrouver sa puissance. Face à elle, Ke Huy Quan (Les Goonies) joue un mari romantique absolument adorable et Stephanie Hsu est une révélation dans son rôle de fille cherchant son indépendance dans les plus sombres recoins d’elle‑même. Une petite famille toute simple au milieu d’un film gigantesque, et une façon de parler de sujets intimes de la façon la plus extraordinaire. Face à ceux, difficile d’oublier également Jamie Lee Curtis (Halloween) en hilarante et inquiétante inspectrice des impôts tatillonne.
Et enfin le petit nuage
Évidemment, il y a une part de naïveté chez Everything Everywhere All at Once, particulièrement avec la façon dont le film joue parfois sur la corde sensible dans sa représentation des relations parents‑enfants. Le rouleau compresseur émotionnel est particulièrement de sortie lors du dernier tiers, qui ralentit un peu la cadence pour enfin parler à cœur ouvert. Mais impossible de reprocher aux Daniels même les séquences les plus tire‑larmes tant celles‑ci sont méritées, amenées avec beaucoup de sensibilité et de douceur. Peu importent alors les gros sabots : voici du cinéma qui rêve fort et grand, qui veut s’amuser de tout et célébrer la vie, et qui embarque le spectateur vers une pure sensation de contentement, nous laissant sur un petit nuage, à se demander si ce qu’on vient de voir était bien réel.