Essential Killing
Pour une fois, l’affiche du film dit vrai. Que voit‑on ? Un homme barbu et hirsute, flanqué d’une tenue « guantanamesque », court au milieu d’une forêt enneigée. Et il a l’air de souffrir. Du strict point de vue du scénario, Essential Killing (beau titre) ne raconte pas autre chose : un Taliban, sans doute, est capturé par l’armée américaine en plein désert afghan et envoyé dans un camp de prisonniers où il subit humiliations et tortures.
On redoute alors une énième fiction « engagée » sur la guerre en Irak et les exactions perpétrées par l’armée américaine sur ceux qu’elle soupçonnait d’islamisme. Puis, au cours d’un transfert en camion, l’homme parvient à s’échapper et le film, très vite, bifurque. Débute alors une (très) longue cavale où ce Taliban, l’air constamment apeuré, tente de rejoindre les routes de la civilisation, ou plutôt de l’humanité, tant ce qu’il est contraint de faire (tuer les ennemis potentiels, manger des fourmis vivantes et des bouts d’écorce) le transforme vite en une bête mue par un unique instinct de survie.
Cet homme, interprété par Vincent Gallo, ne prononce pas la moindre parole, se retrouve projeté dans un monde de langues étrangères (l’anglais et le russe), lutte contre le froid glacial et les pièges à loups, et lorsqu’enfin il trouve refuge dans une maison, une femme sourde et muette le recueille (Emmanuelle Seigner, venue sans doute épauler l’un des vieux compagnons de route de son mari Polanski qui, dans les années 1960, fut l’assistant de Skolimowski, lui‑même auteur du scénario d’Un couteau dans l’eau). On pense bien sûr à une séquence similaire de La fiancée de Frankenstein dans laquelle un violoniste aveugle hébergeait lui aussi le monstre (l’Autre ?) créé par une société puritaine et paranoïaque.
Essential Killing emprunte ainsi la structure rebattue du survival movie (survivre en milieu hostile à la manière de Richard Harris dans Le convoi sauvage ou de Cornel Wilde dans La proie nue), mais glisse peu à peu vers une forme d’abstraction, proche du Gerry de Gus Van Sant (un homme/un lieu unique/une errance ou une fuite). C’est à la fois la force et la limite de ce film (peu d’empathie avec le personnage) qui tente de trouver un juste équilibre entre l’abstrait (une forme dépouillée, un homme perdu dans un wilderness faussement ouvert) et le concret (se réchauffer, résister aux assauts de la Nature).
S’il est à peu près méconnu du grand public, le cinéaste polonais Jerzy Skolimowski (Le départ, Deep End), signe pourtant son dix‑septième film, après seize ans d’absence entre 1991 et 2008 (Quatre nuits avec Anna), et renoue avec la pulsion vitale propre à son cinéma. Il faut donc prendre ce film pour ce qu’il est, soit une métaphore éprouvante de l’existence (la vie, animale et humaine, ramenée à une formule radicale : essential killing) et résister aux sirènes de l’interprétation politique. L’homme est un Taliban, et alors ? Skoliwmoski ne cherche pas à humaniser son personnage sous cet horrible prétexte, mais à atteindre ce point où, une fois franchi le Styx des identités (politiques, sociales, ethniques), le sort de l’homme à bout de souffle se confond avec celui d’un cheval blessé.