Ennio
S’il ne devait en rester qu’un seul, ce serait lui. Impossible d’imaginer le monde de la musique de film sans Ennio Morricone. Innovateur surdoué et prolifique, le compositeur italien a écrit quelques‑uns des thèmes musicaux les plus mémorables du XXe siècle en près de 70 ans de carrière, ses mélodies ayant parfois traversé les années avec plus de grâce que les films qu’elles accompagnaient. Autant dire que la réalisation d’un documentaire consacré à son œuvre n’était que justice pour celui qui a tant offert au cinéma. Et c’est le réalisateur italien Giuseppe Tornatore (Cinema Paradiso), collaborateur régulier de Morricone, qui s’est attelé à cette tâche avec brio, signant avec Ennio une fresque musicale passionnante de 2h30 qui retrace une œuvre légendaire avec une minutie enthousiasmante.
Il était une fois un jeune trompettiste
La plus grande force du documentaire, c’est d’avoir pu être réalisé avant qu’il ne soit trop tard. Si Ennio Morricone nous a quittés en juillet 2020, le tournage du film a été finalisé avant sa disparition et donne donc largement la parole au maestro italien, dans le confort de son appartement romain. Car qui d'autre pour narrer cette histoire depuis le début, quand il n’était qu’un jeune trompettiste issu des quartiers populaires cherchant à se faire une place à l’Académie nationale Sainte‑Cécile ? Étudiant la composition la journée avant d’aller jouer dans des orchestres en soirée, le jeune Morricone se démène pour faire ses armes face à des professeurs pas toujours encourageants ‑quand il se remémore ces moments 70 ans plus tard, c’est comme si le garçon timide était encore là, revenant avec douceur sur ces périodes d’apprentissage et de doute, avec humilité, simplicité et fierté du travail accompli.
Les premières BO sous pseudo
L’occasion de montrer un compositeur acharné, mais aussi de mettre en lumière ses débuts en tant qu’arrangeur pour des chansons de variété à la fin des années 50, où son ingéniosité et sa modernité (incluant des bruitages en guise de rythmiques par exemple) font rapidement de lui un nom qui monte dans le milieu musical italien. C’est finalement en 1961 que le cinéma lui ouvre ses portes avec l’écriture de ses premières musiques originales, d’abord sous un pseudonyme pour ne pas que cette activité, encore mal vue, n’entache ses travaux plus classiques. Commence alors une carrière qui le verra composer pour plus de 500 films pour des noms tels que Bertolucci, Argento, Pasolini et surtout Sergio Leone, dont les westerns spaghetti ont aussi marqué les esprits grâce aux musiques cultes de Morricone : l’harmonica anxieux d’Il était une fois dans l’Ouest, le hululement mémorable dans Le Bon, La Brute et le Truand…
Au cœur de la composition
Avec un tel CV, on pourrait croire qu’un Morricone vieillissant se perdrait au sein d'une œuvre aussi pléthorique. Bien au contraire, même des années après, ce dernier est capable de revenir avec précision sur ses intentions, ses inspirations ou ses innovations. Ce sont les moments les plus précieux du documentaire, car ils ont l’audace de réellement parler musique, de façon accessible mais sans rechigner à s'attarder sur l'harmonie et la composition. Il faut entendre Morricone décortiquer le thème du Clan des Siciliens, expliquant son travail pour mêler une rythmique à trois temps tout en rendant hommage à Bach en contrepoint de la mélodie principale. Des trésors d’inventivité et d’érudition, mais que Morricone arrive à réunir dans un thème d’une efficacité redoutable.
Ailleurs, il explique son travail sur les films de Dario Argento et la manière dont il travaillait avec un ensemble d’improvisation, enregistrant directement devant une projection du film pour une bande originale au diapason du montage, où les instruments pouvaient servir de bruitages, voire d'outils narratifs. Une vision parfois avant‑gardiste. Le documentaire s'attarde à révéler les aspects les plus expérimentaux du travail de Morricone qui ont permis à ses œuvres d’être autant à contre‑courant. Mais si le compositeur reste fier de son œuvre, n’allez pas croire qu’il fasse preuve d’un quelconque orgueil : il est le premier à souligner un thème qu’il trouve médiocre (il n’aime par exemple pas vraiment son travail sur Pour une poignée de dollars de Leone) ou à se lamenter qu’un réalisateur ait préféré une composition à un autre.
La musique en image
Bien sûr, un documentaire biographique comme celui‑ci est forcément truffé d’interviews de personnes qui ont connu et travaillé avec l’artiste. Et pour quelqu’un de la trempe de Morricone, le casting est vertigineux : en dehors de nombreux réalisateurs avec lesquels il a travaillé (récemment Quentin Tarantino ou Olivier Stone), ce sont des compositeurs (Hans Zimmer, Quicy Jones), des musiciens (Joan Beaz évidemment, mais aussi Bruce Springsteen ou… James Hetfield de Metallica !), et parfois juste des amis personnels qui se succèdent. Un catalogue de célébrités malheureusement un peu trop anecdotique ‑la plupart livrant leur petit compliment banal sur le « génie » de Morricone‑, malgré quelques anecdotes amusantes de la part des réalisateurs qui ont eu à faire avec le tempérament parfois cassant et têtu du compositeur.
Mais plus que ces visages, le documentaire convoque surtout des images pour illustrer son propos, avec de très nombreux extraits des films mis en musique par Morricone. Un élément crucial pour Tornatore (qui explique dans les bonus du Blu‑Ray que c’était une condition sine qua non à sa participation que de pouvoir montrer le plus de films possibles) et qui enchante réellement le film, permettant de mieux comprendre chaque bande originale dans son contexte et toutes les intensions du compositeur.
Véritable encyclopédie, Ennio raconte donc aussi en creux une histoire du cinéma au fil des décennies et donne tout simplement envie de voir et revoir cette filmographie constellée de chefs‑d'œuvre : Le grand silence, Enquête sur un citoyen au‑dessus de tout soupçon, Sacco & Vanzetti, Mission… Et peut‑être est‑ce là le plus grand compliment que l'on puisse faire à ce documentaire passionné et passionnant.