Drive my Car
À chaque nouveau film, Ryusuke Hamaguchi continue de tracer une des filmographies les plus magistrales du cinéma moderne. C’est en 2015 que le public français avait pu faire sa connaissance, à l’occasion de la sortie de son gigantesque Senses, qui suivait une bande d’amies japonaises aux parcours opposés. On y découvrait alors un réalisateur et scénariste capable de sonder l’intime et les abysses intérieurs avec un soin rare, laissant le temps à ses personnages de respirer et d’exister au‑delà de la marche ininterrompue de la narration. Une mise à nu permise par des dialogues écrits avec une justesse rare et une dilatation salutaire du temps, le film dépassant aisément les cinq heures sans une seconde en vain. Cette rare magie est encore à l’œuvre dans son nouveau long métrage, Drive my Car, adapté de plusieurs nouvelles d'Haruki Murakami.
Excellent Hidetoshi Nishijima
La caméra d'Hamaguchi suit cette fois‑ci un acteur et metteur en scène japonais traumatisé par la disparition brutale de sa compagne (joué par l’excellent Hidetoshi Nishijima, qu’on avait peu vu depuis Dolls de Takeshi Kitano). Hanté par les regrets, il accepte de partir à l’autre bout du pays, du côté de Hiroshima, pour y monter une version d'Oncle Vania de Tchekhov à l’occasion d’un festival de théâtre. Mais pendant toute la durée de l’événement, on lui assigne contre son gré une jeune conductrice taciturne (Toko Miura, dont c’est le premier rôle au cinéma), chargée de l'accompagner dans tous ses déplacements en prenant le volant de sa voiture.
La difficulté de communiquer ce qui nous hante
Présentée en quelques lignes, la trame de Drive my Car semble nous préparer à la rencontre inexorable entre ces deux âmes solitaires, recroquevillées dans le silence et le deuil. Mais chez Hamaguchi, les connexions humaines se méritent. Elles fleurissent lentement, à force de petits moments et de discussions éparses égrainés pendant trois heures qui passent pourtant en un instant. C’est donc au rythme des journées, ponctuées de trajets automobiles silencieux et de répétitions théâtrales, que nous emporte le film avec une belle patience, nous apprenant à aller vers ce duo passager‑conducteur, à le découvrir en épluchant chaque couche de leur personnalité, et avec lui toute une belle galerie de personnages secondaires, souvent touchants. L’occasion pour Hamaguchi de balayer de nombreux sujets chers à son cinéma : l’Autre comme écho de sa propre personnalité et la difficulté de communiquer ce qui nous hante, très joliment illustrée par la façon dont la pièce de Tchekhov est jouée dans le film, avec des acteurs venus de plusieurs pays qui déclament chacun dans leur propre langue.
Une pulsion de vie et de fuite
Et quand, finalement, la connexion se fait entre nos deux héros, le film bascule dans une superbe course pour rattraper le passé là où il était resté, le mettre enfin derrière soi et continuer d’avancer malgré tout. Une pulsion de vie et de fuite magnifiquement incarnée par les deux interprètes principaux, tout particulièrement Toko Miura, véritable révélation bouleversante derrière son visage mutique. La mise en scène d'Hamaguchi est alors à son meilleur, réussissant à habiter et investir l’espace confiné d’une voiture (travail admirable sur les lumières et le mixage sonore) pour en faire une bulle coupée du monde jusqu’à ce qu’elle éclate, enfin, dans le silence et le vide. Des moments de grâce que lui seul semble capable de capter avec autant d’intensité tranquille, et qui confirment définitivement sa place de nouveau géant dans la riche histoire du cinéma japonais.