Django Unchained
On pourrait résumer la trajectoire de Tarantino, « QT » pour les initiés, et comprendre pourquoi Django Unchained constitue non seulement son meilleur opus à ce jour, mais plus simplement un grand film américain, à un planétarium immense, rempli de constellations et de trois planètes qui viennent enfin parfaitement s’aligner : le western, l’Histoire et la vengeance.
Cela fait des lustres que Tarantino tourne autour du western, italien surtout, lui emprunte ses figures, son art de l’anamorphose, ses ballets de poussière et de sang, et toutes ses musiques : Bacalov, Nicolaï, Ortolani et Morricone, omniprésents sur la bande‑son de Django. Tarantino, plus que jamais obsédé par la trace qu’il laissera dans l’histoire du cinéma, ne pouvait que croiser la route, et le fer, avec ce genre dont André Bazin écrivit en 1954 qu’il constituait « le cinéma américain par excellence ». C’est donc chose faite et le résultat est prodigieux.
Nous sommes dans le Sud des États‑Unis, deux ans avant la guerre de Sécession. Un chasseur de primes allemand, le Dr. King Schultz (Christoph Waltz), fait l’acquisition d’un esclave, Django (Jamie Foxx), grâce auquel il croit pouvoir pister les frères Brittles. Django, lui, n’a qu’une idée en tête : retrouver Broomhilda, sa femme, séparée de lui et vendue à Calvin Candie (DiCaprio), nabab sadique et raffiné d’une plantation du Mississippi.
Rétrospectivement, Inglourious Basterds, dont on a dit (à juste titre) qu’il marquait une étape importante dans la filmographie de QT, apparaît comme une esquisse de Django Unchained, les premiers pas d’un cinéaste virtuose dans le maniement des genres et de ses motifs qui, pour la première fois, épinglait sur la grande toile de l’Histoire (la Seconde guerre mondiale) ses propres obsessions, et démontrait comment l’enthousiasme du cinéphile pouvait l’intégrer et même rectifier son cours (vaincre les Nazis par le cinéma). Surtout, Inglourious contenait un secret, la clé qui permettait de comprendre que la forêt de totems cinéphiles, à laquelle on a souvent réduit l’art séduisant de Tarantino, était archi‑peuplée, mais qu’un cinéaste la dominait, comme un phare, un modèle et un horizon. Ce cinéaste, c’est Sergio Leone. Souvenons‑nous de la séquence d’ouverture du film, sorte de coming out artistique où éclatait au grand jour sa passion pour le réalisateur d'Il était une fois la révolution.
La filiation avec le film éponyme de Sergio Corbucci (Django, 1966), et même avec Navajo Joe, fonctionne ici comme un leurre (la reprise du thème musical de Bacalov pour le générique, une apparition express de Franco Nero, et basta) et ceux qui s’attendaient à une version pulp et potache du western‑spaghetti en seront pour leurs frais. Désormais, la pop culture dialogue intelligemment avec des références nouvelles : Tarantino convoque Dumas, conspué en son temps pour sa couleur de peau, la légende des Nibelungen (avec Django, avatar noir et moderne de Siegfried) et, comme une petite vengeance personnelle à l’égard de ceux qui ont longtemps moqué sa culture fast‑food, s’attache à montrer combien la culture haute, elle, n’a jamais empêché ceux qui la détiennent de commettre les pires atrocités : la seule fois où le Dr. Schultz perd son sang‑froid et son sourire malicieux, c’est lorsque la sœur du tortionnaire Candie se permet de jouer du Beethoven.
Au fond, Inglourious Basterds est à la filmographie de Tarantino ce que Le bon, la brute et le truand était à celle de Leone (qui invitait, lui, la guerre de Sécession dans le monde clos des bounty killers), et Django Unchained serait son Il était une fois dans l’Ouest, moins la dimension mélancolique du maître italien. Car l’ampleur de Django permet à Tarantino de revisiter l’Histoire l’œil tourné vers le présent, non pas du point de ce qui s’est perdu (un rapport entre les hommes d’avant la Loi : Peckinpah ou Henry Fonda dans L’Ouest), mais comme une dynamique intemporelle et critique : après le Boss Nigger Django, Rosa Parks, Malcom X et Obama.
Tarantino n’est pas Ken Loach et sait combien cette période taboue de l’Histoire ne peut se résumer à un antagonisme binaire entre de gentils Noirs et d’horribles Blancs. Ainsi, son film évite surtout toute forme de manichéisme et aborde la question de l’esclavage, ou plus précisément de l’émancipation, dans sa complexité, y compris dans ce qu’une partie de la communauté noire américaine ne veut plus, ou ne peut plus, entendre (Samuel Jackson, génial, dans le rôle du valet noir lâche et collabo), à l’image de Spike Lee, outré par le nombre de fois où le mot « nigger » est prononcé dans le film (par les Blancs et par les Noirs : une réalité de l’époque).
Certes, Django Unchained contient son petit lot de moments qu’on qualifiera de réjouissants où s’entremêlent le pur plaisir esthétique de l’œil (massacre final écarlate et chaotique façon La horde sauvage) et un sens inouï du rythme (longues séquences dialoguées et éclats brutaux de violence gore), mais il apparaît comme la version décantée d'Inglourious, débarrassée de ses tics, à commencer par son récit, d’une linéarité toute classique, qui rompt avec l’éclatement un peu tape‑à‑l’œil de ses précédents films.
C’est donc un double affranchissement que filme Tarantino, celui de son esclave, bien sûr, qui mettra 2h45 à devenir un « free man » dans une Amérique esclavagiste qui va bientôt donner naissance au KKK (formidable séquence des cagoules mal taillées), et le sien, comme si Reservoir Dogs, Pulp Fiction et autre Kill Bill n’avaient été que les chrysalides de ce monument classique.