Decision to Leave
En deux décennies de carrière, Park Chan‑Wook est passé maître dans l’art de tisser des films comme autant de jeux de pistes macabres, où l'on s'égare comme dans des labyrinthes, jamais sûrs de la direction à prendre et de la finalité de ces mystères. Un talent déjà prouvé dans quelques films qui ont fait de lui un grand nom du cinéma coréen (Old Boy en tête), mais qu’il développe désormais avec la minutie d’un Hitchcock moderne. Et si Mademoiselle en 2016 réussissait à nous faire tourner la tête avec son érotisme troublant, Decision to Leave s’attaque lui aux codes du film policier avec un soupçon de Vertigo, pour un thriller épais, plein de culs‑de‑sac et d’étonnants changements de registre, où l’on prend un plaisir fou à être mené par le bout du nez.
Sans doute son film le plus dense
L’histoire commence comme tant d’autres : un homme est retrouvé mort au pied d’une montagne. Accident d’alpinisme ou meurtre déguisé ? Un inspecteur méticuleux est mis sur l’affaire. Très rapidement, les soupçons se posent sur l’épouse du défunt, beaucoup plus jeune que son mari et richement bénéficiaire sur son testament. Une figure trouble, tantôt veuve noire, tantôt victime. En se frottant au plus près de la suspecte, le policier se rapproche d’elle, peut‑être un peu trop…
Les références abondent dès ce simple synopsis : ce sont des décennies de films noirs qui semblent être évoquées ici, depuis les femmes fatales des années 40 jusqu’aux polars sulfureux façon Basic Instinct de Paul Verhoeven. Et pourtant, à l’écran, Park Chan‑Wook ne ressemble à personne d’autre qu’à lui‑même, signant sans doute son film le plus dense, obsessionnel et idiosyncratique de sa carrière ‑lui ayant d'ailleurs valu le prix du Meilleur réalisateur au Festival de Cannes l'an passé.
Un thriller sinueux
Le premier quart d’heure est à ce titre un incroyable tour de force, avec un montage brillant et haletant, passant du coq à l’âne pour mieux désorienter le spectateur, faisant la démonstration d’une mise en scène qui n’a jamais été aussi soignée, précise, chaque plan débordant d’idées pour nous présenter de manière inédite, et parfois délicieusement outrée, tous les lieux communs du film d’enquête.
Si cette narration fiévreuse accepte ensuite de ralentir un peu le rythme, Decision to Leave ne se détache jamais de cette curieuse sensation d’étrangeté, de cette impossibilité de donner des réponses claires et des narrations en ligne droite, comme si le brouillard refusait de se lever (le film est en partie inspiré par une ancienne chanson coréenne appelée « Brume »), même lorsque la vérité éclate. Aucune conclusion satisfaisante comme dans un Agatha Christie. Sinueux, le thriller s'amuse avec son public, avec cet humour froid si particulier du cinéma coréen dans un premier temps, avant de réussir à toucher avec beaucoup de justesse des registres plus graves dans son final, faisant passer Decision to Leave avec brio dans le registre du mélodrame.
Un habile jeu d'équilibriste
Un jeu d'équilibriste permis grâce à la justesse de son duo d’acteurs en tête d’affiche : Park Hae‑il (déjà croisé dans Memories of Murder ou The Host) et tout particulièrement Tang Wei, exceptionnelle dans ce rôle d’expatriée chinoise aux mille ambiguïtés, surjouant la naïveté pour mieux tisser sa toile, rejoignant les autres grandes anti‑héroïnes de l’œuvre étourdissante de Park Chan‑Wook (Lady Vengeance et les deux héroïnes de Mademoiselle en tête).
Ensemble, ils donnent corps à ce couple maudit, passant de la défiance à la passion au fil de l'intrigue. Car c'est finalement là que revient toujours le cinéma de Park Chan‑Wook : l'amour interdit et impossible, et les valeurs que l'on serait prêt à transgresser pour celui‑ci. Peut‑on décider de croire une personne quand la raison s'y oppose ? Peu importe alors les enquêtes et les coupables : en fin de course, Decision to Leave nous laisse finalement avec la morsure de cette romance bouleversante et cruelle. Et encore une fois, Park Chan‑Wook nous a entraînés dans son piège.