Cutter's Way (la blessure)
Ivan Passer n’a pas connu le même destin que son ami et compatriote Milos Forman pour lequel il coécrivit, au milieu des années 1960, à Prague, Les amours d’une blonde et Au feu les pompiers. Pourtant, comme lui, il s’exile à Hollywood et réalise, pendant l’âge d’or des Seventies, une poignée de films remarquables, dont Born to Win en 1971 et, dix ans plus tard, ce Cutter’s Way, chant du cygne magnifique et faux thriller mélancolique qui, un an après l’élection de Ronald Reagan, ne trouva pas son public.
C’est une Amérique au fond du trou que dépeint Passer dans Cutter’s Way. Une Amérique déconnectée, arc‑boutée sur des clichés d’Histoire (la formidable séquence générique aux tons délavés) et hantée par le spectre du Vietnam dont le personnage principal, Cutter, est revenu, mais en morceaux : une jambe abîmée, un bras et un œil en moins, Cutter (formidable John Heard qui fut préféré, et c’est tant mieux, à Richard Dreyfuss) cuve sa rage dans l’alcool et les provocations à l’égard des autres et de sa femme, Mo, qui reste là, par dépit et en souvenir de celui qu’il fut avant.
En face de lui, Bone, son double inversé (Jeff Bridges), vendeur de bateaux et beau gosse qui le maintient à flot mais avance plombé par la culpabilité de ne pas être allé au front. Un soir, Bone manque de se faire écraser par une voiture dans une ruelle crasseuse de Santa Barbara. Le lendemain, la police se rend à son domicile et lui apprend qu’il fut l’unique témoin d’un meurtre, une jeune fille assassinée sous ses yeux et son cadavre jeté dans une poubelle. Mais lui n’a rien vu, juste une silhouette masculine qui pourrait être n’importe qui. Lors d’une fête locale, Bone croit pourtant reconnaître le coupable, un certain Cord, magnat du pétrole et de la ville, qui défile impavide en queue de procession. Il n’en faut pas plus à Cutter pour enfourcher le cheval d’une croisade rédemptrice ‑punir Cord de ses actes‑ dont lui seul, ou presque, est convaincu de sa vertu thaumaturgique. Cousin évident du Kowalski de Vanishing Point, autre vétéran dépressif en quête éperdue d’une cause à embrasser, Cutter saisit au vol l’occasion que lui offre son compagnon et embarque ce petit trio de déclassés dans une aventure aussi fragile que désespérée.
La puissance secrète de Cutter’s Way ‑au‑delà d’être l’un des derniers plus beaux films américains des années 1970‑ réside dans la finesse avec laquelle Passer mène sa barque, toute en digressions et détails inattendus : à la fois thriller pessimiste, film « de privé » à la Altman et chronique sociale autour de marginaux qui, à l’aube des Eighties triomphantes, n’ont plus leur place, Cutter’s Way joue avec la fiction paranoïaque façon Pakula ou Coppola mais s’en tient constamment à distance, la rend même indécidable, et donc plus subtile : ici, rien ne nous garantit que le grand Manitou Cord est bien l’auteur du crime dont le charge Cutter, et à regarder de plus près, Passer dresse moins le portrait d’un système politique avec complots et manipulations d’usage, que celui d’une génération perdue disponible à toutes les illusions pour retrouver des héros désirables et des icônes légitimes.
Une merveille qu’il est grand temps de sortir des catacombes de l’histoire du cinéma.