Cloud Atlas
Si vous voulez voir, en même temps et en moins de trois heures, un mélodrame à la James Ivory, une fable post‑apocalyptique, un film d’anticipation façon Seventies (THX 1138, L’âge de cristal), une comédie british désopilante, un thriller paranoïaque dans la veine de Sydney Pollak, un film d’heroic fantasy et une variation de Blade Runner/Soleil vert dans un post‑Seoul numérique, Cloud Atlas a été pensé pour vous.
Dans le genre blockbuster expérimental (100 millions de dollars), les frères Washowski (devenus récemment frère et sœur) n’en sont pas à leur coup d’essai, mais depuis la trilogie Matrix, aucune de leur nouvelle tentative n’a retrouvé le chemin du succès, du fascinant Speed Racer à V pour Vendetta (alors scénaristes et producteurs). Et aux États‑Unis, Cloud Atlas a subi le même sort.
Cloud Atlas entremêle donc six histoires éclatées en de multiples fragments ‑ce qui suppose, pour le spectateur, une bonne dose de concentration, semblable à celle requise par un Rubik’s Cube qu’un petit malin aurait mis en vrac‑. 1849, un avocat américain découvre les réalités de l’esclavage en voyant un Noir se faire fouetter. 1936, un jeune compositeur déshérité par sa famille entre au service d’un vieux musicien, afin d'écrire sa grande œuvre, le Sextuor Cloud Atlas. 1973, Rufus Sixmith, ancien amant du compositeur précédent et physicien, confie à une journaliste de San Francisco un dossier explosif sur une entreprise énergétique planifiant, en douce, une catastrophe naturelle immense. 2012, un éditeur tente d’échapper à un auteur mafieux dont il a édité le roman, et se retrouve enfermé dans une maison de retraite. 2144, Sonmi, une jeune clone coréenne s’affranchit de la société oppressive qui a programmé sa mort et découvre les joies du libre arbitre. 2321, un paysan vit dans le culte d’une divinité (Sonmi) et, au contact d’une race supérieure, va devoir lutter contre ses croyances ancestrales afin d’assurer la survie de l’humanité.
« Toutes les limites sont des conventions qui attendent d’être transcendées », avoue l’un des personnages au milieu du film, manière manifeste pour les Wachowski et Tom Tykwer (réalisateur allemand en charge des trois segments centraux) de continuer à creuser, avec ce film monstre, les deux mêmes sillons (d’intérêt fort différent) : d’un côté, un sillon New Age, vaguement amphigourique, où se mêlent effet papillon, réincarnation des individus par‑delà les époques et les lieux (bouddhisme) ; de l’autre, un sillon, sinon révolutionnaire, en tout cas résistant, obsédé par le type d’action qu’un individu peut opposer à une société qui vise à le formater : de ce point de vue, Cloud Atlas poursuit la quête de l’Élu de Matrix ou des révoltés du Londres dystopique de Vendetta, et suit comment une micro‑action dissidente (en 1849) peut, à la manière d’une onde de choc, grossir au fil des époques jusqu’à atteindre des proportions planétaires dans le dernier fragment.
Comment trancher ? Ici, on oscille constamment entre l’admiration devant ce travail d’orfèvre, d’une ambition folle et virtuose qui, dans le cinéma contemporain, n’a guère d’équivalent, et le sentiment d’une montagne narrativement complexe qui accouche d’une souris un peu rachitique porteuse d’un discours simpliste : le monde se divise toujours en deux camps (le Bien et le Mal, les victimes et les bourreaux, l’oppresseur et l’oppressé, etc.) mais semble dépourvu de milieu. À vous de choisir entre l’hypothèse d’un Lelouch obèse et celle d’un Resnais pop, à moins qu’il s’agisse un peu des deux.