Bullhead
Sous influence américaine évidente ‑on pense pêle‑mêle à James Gray, au Carnage de Michael Ritchie, à Shotgun Stories et à tous ces films de Rednecks se déroulant en milieu agricole‑ Bullhead est le premier film puissant et ultra‑maîtrisé d’un cinéaste flamand qu’il faudra désormais suivre de près.
Dans le décor rural des Flandres mais situé à la frontière du pays wallon, Jacky, un jeune éleveur (sosie pensant de Frank Ribery mais costaud comme un bœuf) se retrouve pris dans un trafic d’hormones, activité illicite et omniprésente dans cette région d’élevages bovins. Mais la rencontre avec un ami d’enfance met en péril le marché juteux qu’il s’apprêtait à conclure avec un cador local.
Roskam prend son temps pour nouer tous les fils de son histoire mafieuse (le meurtre d’un agent fédéral, des réunions de clans adverses, l’enquête menée par la police, tout cela traité sur un mode léger, voire grotesque), et aussi pour explorer les décalages savoureux que la double langue produit (le français et le flamand).
Mais ce qui l’intéresse vraiment, et donc le vrai sujet tragique de son film, tient dans une masse de muscles hors normes. Soit, Jacky, brute massive qui s’injecte régulièrement dans le corps des doses phénoménales de testostérone, afin de gonfler une carapace dont on apprendra, au détour d’un flashback presque insoutenable et qui contraint le spectateur à reconsidérer toute la première partie du film, ce qu’elle dissimule de frustration, de traumatisme et de rage rentrée.
La beauté de Bullhead réside finalement dans la façon dont Roskam ne dévoile que tardivement le véritable point d’ancrage de son film, soit le portrait d’un homme écrasé par un passé et qui tente, sur le modèle de ses bovins, de devenir lui aussi un être désirable. En quoi, ce qui aurait pu constituer un écueil du film (le croisement du polar et du portrait tragique d’un homme perdu) le relance sans cesse puisque, bien qu’absent du champ, le triste destin des bêtes hante celui du personnage principal (Matthias Schoenaerts, impressionnant, réutilisé tel quel par Jacques Audiard dans De rouille et d’os), et l’éclaire.
Roskam filme son personnage principal en gros plan, dans l’ombre, captif d’un enclos aussi physique que mental, à l’image de ces bêtes épuisées et obèses promises à l’abattoir. Solitaire contraint, rustre, presque mutique, souvent prostré à demi nu dans sa salle de bains, capable de pulsions d’une violence inouïe, Jacky rêve de renaître (très belle mise en rapport de la mise bas d’une vache et de ce corps gonflé mais imberbe, recroquevillé dans sa baignoire), et de revenir quelques secondes avant l’épisode cauchemardesque qui, tandis qu’il n’était qu’un enfant comme les autres sur la voie de la puberté, a fait de lui un freak.