Anora
Anora dit Annie, jeune strip‑teaseuse de Brooklyn, rencontre le fils d’un oligarque russe. Sans réfléchir, ils se marient avec l’enthousiasme du prince charmant et de la Cendrillon moderne.
Anora, un film bien épicé
À première vue, on peut s’interroger sur l’attribution du plus prestigieux prix cannois au nouveau film de Sean Baker (Red Rocket, The Florida Project) tant cette Palme d’or déroute le spectateur. L’histoire d’amour du film est certes plus sexualisée que celle de Pretty Woman, mais elle lui ressemble un peu : celle d’une Cendrillon 2.0 où l’héroïne passe d’une vie de galère remplie de néons criards au luxe ostentatoire. Un véritable conte de fées, sauf que contrairement au film avec Julia Roberts, les deux tourtereaux s’envoient en l’air à tour de bras. Ils sont jeunes, ils sont beaux et ils auraient tort de se priver. L’argent russe coulant à flots, il est plus simple de se complaire dans le futile et la luxure.
Peu à peu, à force de scènes de débauche répétitives, le spectateur devient voyeur face à cette jeunesse nihiliste dont la seule récréation est le consumérisme et la satisfaction des plaisirs faciles. Si la question de la moralité de cette relation, de la place de la femme dans ce coup de foudre basé sur la tarification, s’évanouit peu à peu, elle reste néanmoins prégnante et interroge sur la nature véritable de ce couple. Une petite touche acide qui nous rappelle que nous ne sommes pas dans un livre pour enfants. C’est tout le talent de Sean Baker, raconter son histoire avec de sublimes mises en place, à la fois des personnages et de la narration, tout en distillant un second niveau de lecture plus troublant.
Cette travailleuse du sexe, incarnation même de la classe ouvrière d’une Amérique sur le déclin, croit‑elle elle‑même à son destin fou ? Ou est‑elle juste de cette génération désenchantée en quette de vrais moments de vie, qu'importe le lendemain ? La nonchalance de son prince charmant fortuné n’est‑elle pas, elle, qu’une crise d’adolescent gâté ? Par petites touches, des regards ou simplement des choix de cadrage, le réalisateur pose subtilement les questions auxquelles il ne répondra pas.
Un grand huit de cinéma
Puis, dans un changement de ton que l’on avait rarement vu aussi radical depuis Parasite, le film se transforme soudain en une grande farce que n’auraient pas reniée les frères Coen. Le second acte d’Anora se révèle en effet aussi excessif qu’hilarant. Les acteurs, Mikey Madison (Anora) et Youri Borissov (Igor) en tête, sont d’autant plus géniaux qu’on ne s’attendait pas à ce que l’histoire prenne ce tournant délirant.
Les interrogations du spectateur laissent place au plaisir pur du cinéma de divertissement où les moments hauts en couleur s’enchaînent à un rythme infernal fruit d’une précision scénaristique assez savoureuse. Cendrillon ne se laisse pas faire face à une famille russe de bras cassés, au propre comme au figuré. C’est jubilatoire et savoureux.
La redescente du troisième acte en est d’autant plus violente qu’inattendue. Anora se révèle un grand huit de cinéma à la fois malin et futile. Le réalisateur ne donne pas d’explication à son final et laisse le public se faire son idée de la personnalité de sa troublante héroïne, à laquelle il est difficile de ne pas succomber. Un peu comme le film, d’ailleurs.