A History of Violence
Ne nous voilons pas la face : depuis Crash, il y a dix ans déjà, le cinéma de David Cronenberg bégaie. ExistenZ (1999) rejouait Vidéodrome sur un mode ludique, tandis que Spider (2002), Barton Fink clinique et pensum plein de tous les items cronenbergiens (perte du sentiment du réel, schizophrénie généralisée, souveraineté du corps sur l’esprit, etc.), témoignait d’un repli dans l’hyperconscience de l’auteur, consacré et désormais incontesté.
Film de commande librement adapté d’une BD de John Wagner, A History of Violence offrait donc à Cronenberg l’occasion de sortir de l’impasse post-Crash, son chef‑d’œuvre, et d’écrire enfin une nouvelle page de sa propre histoire. Une histoire de violence donc, et non pas de « la » violence, qui se branche sur le talon d’Achille de l’Amérique, marquant ainsi un changement radical de son œuvre, de l’intérieur (avant : le monde comme excroissance mentale d’un individu pris entre deux réalités contradictoires) vers l’extérieur (la prise en compte d’un genre ‑le film noir‑, d’une culture ‑l’Amérique de la self justice‑ et de ses codes).
Afin d’éviter un carnage dans son dinner, Tom Stall (Viggo Mortensen) abat deux malfrats qui menaçaient la vie de ses employés. Son geste, qui renoue avec la loi du Talion d’un pays qui n’oublie jamais le temps de ses pionniers (son fils compare la rue principale de la ville aux mainstreets d’antan), le transforme en héros local.
Aux antipodes des inventions torturées de ses précédents films, Cronenberg se livre ici à une description croisée d’une petite bourgade amicale du Midwest et d’un bon père/mari renouant avec son passé de tueur, autrement dit re‑piqué par le virus de la violence. Au milieu : une famille qui va tenter de ne pas se déliter, ou plutôt d’absorber moins la métamorphose de son chef, suite à un acte de légitime défense (le sujet que le film aurait dû traiter), que le retour d’un refoulé criminel qui évoque aussi bien le très bon Au revoir à jamais de Renny Harlin que, toutes proportions gardées, le cinéma de Lang et ses personnages à double face.
Madame Stall (Maria Bello) est‑elle alors la femme du Diable, façon L’avocat du diable, À double tranchant, Basic Instinct et toutes ces fictions de la méconnaissance fondées sur un cycle interminable de permutations entre le coupable et l’innocent ? Non, car le film statue très vite (le récit beaucoup moins) sur le passé de son héros, pétard mouillé d’un scénario cousu de fil blanc.
Le jeu hitchcockien du film (comme Thornhill dans La mort aux trousses, Stall serait‑il pris pour celui qu’il n’est pas ?) tombe aussi vite que sa promesse langienne (indissociabilité du coupable et de l’innocent) pour emprunter le chemin noir de l’homme rattrapé par son passé : désireux de retrouver une vie paisible, Stall voit débarquer Carl Fogarty (Ed Harris), un mafieux convaincu que Tom s’appelle Joey, son ancien compagnon d’armes avec lequel lui et le milieu ont quelques comptes à régler.
Passée la facture (très) modeste voire impersonnelle de l’ensemble, on peine à saisir ce que raconte au fond le film de Cronenberg, ou plutôt, ce qu’il apporte de nouveau à la réflexion sur la violence (son origine, son exploitation par les médias, sa valeur constitutive yankee, etc.), largement défrichée par le cinéma américain depuis des décennies. Cronenberg a beau être un théoricien passionnant sur le terrain de ses propres obsessions, un inventeur de concepts souvent stimulants, il conserve une approche littéraire du cinéma qui envisage l’image comme le verbe et le verbe comme métaphore (voir la machine à écrire‑cafard du Festin nu ou la fente charnelle du magnétoscope de Max Renn dans Vidéodrome).
A History of Violence est un film au premier degré, un film classique si l’on veut, dans lequel Cronenberg se retrouve nu, avec pour seule arme la mise en scène ‑son point faible‑ et une intelligence du cinéma d’action qu’il ne possède pas. Résultat : A History of Violence, hormis une poignée de signaux qui réjouiront les cronenbergolâtres (un affrontement sexuel dans un escalier et un œil mutilé pour le très méchant Ed Harris), ne vaut pas mieux que ces dizaines de thrillers américains réalisés par ces tâcherons dociles dont le nom nous échappe toujours.