Documentaire poétique, fiction formaliste, poème visuel, ovni filmique à mi‑chemin du cinéma expérimental et du film noir, The Savage Eye constitue sans doute l’un des essais les plus justes consacrés au versant sombre de ces Fifties américaines que l’on croyait insouciantes et solaires. À travers la lente descente aux enfers d’une jeune divorcée dans les clubs de strip‑tease, les salles de boxe et autres lieux insolites d’une ville, Los Angeles, vulgaire, finalement bigote et déprimée, L’œil sauvage se situe dans la lignée de Naked City de Jules Dassin (pour sa puissance réaliste) remixé au rythme Beat, mouvement qu’il précède d’ailleurs de quelques années.
Trouver sa place
Avec The Savage Eye, on atteint immédiatement l’essence de ce que fut une large part du cinéma américain de la fin des années 50/début 60, cinéma pris en tenailles entre la fin des studios, l’avènement de la télévision et un Nouvel Hollywood tardant à venir. Soit une période de tâtonnement, d’expérimentations sèches et de films (souvent en noir et blanc) qui, pour la plupart, déclinèrent des motifs similaires : la déconstruction narrative, l’éclatement identitaire, une paranoïa diffuse, le sentiment d’aliénation à l’intérieur d’une société tout entière tournée vers la consommation et l’apparence, et surtout la mise en scène constante d’une claustrophobie ambiante, perceptible aussi bien dans la récurrence de cadrages serrés que dans des récits hallucinatoires et cauchemardesques, adoptant le point de vue d’individus déboussolés. Ainsi, The Savage Eye radicalise tout un pan d’un cinéma américain alors incertain, hanté par l’Histoire récente (de camps de concentration à la chasse aux Sorcières) et/ou des traumas personnels. Pour exemple : Prêteur sur gages (Sidney Lumet), Night Tide (Curtis Harrington), Mickey One (A. Penn), Un crime dans la tête (J. Frankenheimer) ou encore Carnival of Souls (H. Hervey).
Croire et déboires
Tourné pour un budget de 65 000 € entre 1956 et 1960, The Savage Eye est l’œuvre de trois hommes, Ben Maddow (le scénariste), Sydney Meyers et surtout Joseph Strick, aujourd’hui 85 ans, dont la vie (pour une fois) ressemble à un roman. Photographe, cinéaste, producteur, amateur de Joyce (il a adapté Ulysse en 1967) et de Henry Miller (Tropique du Cancer en 1970), maverick au sein d’une industrie hollywoodienne qui aura tôt fait de le rejeter, supporter de Jane Fonda (dont il a filmé la tournée anti‑guerre dans les pays d’Asie du Sud‑Est) et aujourd’hui de Barak Obama pour lequel il a réalisé un spot de campagne, Joseph strick a construit une œuvre éclectique, alternant films de studio (The Balcony, 1963), documentaires et petites bandes indépendantes (Road Movie, 1974). « J’ai commencé comme pilote pour l’US Air Force pendant la Seconde Guerre mondiale, puis on m’a catapulté comme photographe à bord des avions. Mon rôle consistait à faire des photos des dégâts causés par les bombes des avions américains. Mais il y avait une autre raison à notre présence, c’est que cela permettait de rapporter la preuve que les avions avaient bien atteint l’objectif et la cible fixée. Car on savait que certains pilotes, par peur sans doute, larguaient leur bombe au large de l’Angleterre et revenait à la base en faisant croire qu’ils avaient bombardé des cibles allemandes. Nous étions comme des sentinelles, des mouchards ».
La ville aux miroirs
Lorsqu’il quitte l’armée en 1946, Joseph Strick est embauché au L.A Times mais s’y ennuie ferme. Dix ans plus tard, il rencontre Ben Maddow. Ensemble, ils décident de tourner leur premier film, façon guérilleros de l’image. Budget ridicule, tournage à vif, dans les rues et sans autorisation et des dizaines des bénévoles. « Ben Maddow avait écrit un script où il s’agissait de montrer Los Angeles comme si elle était vue par le peintre et graveur anglais du XVIIIe siècle, William Hogarth. De manière satiriste et féroce. Nous avons aussi travaillé sur l’idée de montrer L.A comme un wasteland, de pointer sa vulgarité, son architecture horrible et démente. J’ai alors eu l’idée d’utiliser la structure de l’Enfer de Dante et d’appliquer à L.A le principe des sept cercles qui nous mèneraient au cœur de la ville. Puis, nous avons introduit cette femme divorcée qui débarque à L.A afin de retrouver un second souffle, mais qui voit la ville dans le miroir de ses échecs personnels ».
J'ai été viré deux fois !
Après le succès critique obtenu par le film, Strick ne résiste pas aux sirènes des studios : « Quand vous travaillez avec la "Bête sauvage", vous découvrez qu’elle sait mieux vous contrôler que vous ne savez la dompter. Et même si vous avez une solide réputation et que vous avez réalisé des films qui ont rapporté beaucoup d’argent, elle saura vous conduire à faire le film qui vous détruira. Cela m’est arrivé, comme à tout le monde. Vous faites des compromis, d’abord petits, puis plus importants, et vous vous perdez. J’ai été viré deux fois ! Quand j’ai réalisé la première partie de Justine en 1969 et que j’ai été licencié, le scénariste est venu me voir et m’a dit : "Tu es chanceux, parce que ton nom ne sera pas associé à cela !". Ce fut George Cukor qui m’a remplacé. Or, à Hollywood, une règle d’usage veut que lorsqu’un réalisateur est viré d’un film, son successeur se doit de lui donner un coup de fil. C’est obligatoire. Cukor m’a appelé et m’a dit : "Tu sais, ne t’inquiètes pas, j’ai été viré de Autant en emporte le vent. Le premier jour de tournage, Clark Gable est venu me voir en me lançant qu'il ne voulait pas être dirigé par un autre homosexuel ! Et il m’a viré parce que j’étais gay !" ».
De Nuremberg à My‑Laï
Le 16 mars 1968, un groupe de soldats américains menés par le lieutenant Calley fait irruption dans le hameau de My‑Laï et, en guise de représailles de l’offensive menée par les Vietcongs lors de la fête du Têt quelques semaines auparavant, massacre des centaines de civils. Le journaliste américain Seymour Hersch est le premier à révéler l’épisode, qui provoquera l’indignation à travers le monde entier. Aussitôt, Joseph Strick, en compagnie de sa fille, part à la recherche de la centaine des vétérans du massacre et arpente les États‑Unis avec une question en tête : comment nous, qui avions organisé le procès de Nuremberg, avions pu commettre de telles atrocités ? Comment transforme‑t‑on un adolescent bien sous tout rapport en barbare ? « Cette question m’intéressait d’autant plus que lorsque j’étais jeune soldat, si l’on m’avait demandé de larguer des bombes sur des cibles ennemies, je l’aurais fait. Je voulais d’ailleurs réaliser un documentaire sur Abu‑Graïb, selon le même principe ». Dans Les vétérans du massacre de My‑Laï, Joseph Strick filme ainsi en plan fixe les témoignages de cinq ex‑soldats qui tentent (ou non, l’un d’eux expliquant que l’on peut tout commettre lorsque l’on refuse à l’autre son humanité) de libérer une parole pleine d’horreurs. Pudique et terrifiant, ce documentaire exceptionnel sort pour la première fois en France, en double programme avec The Savage Eye.