Avec David Lynch, les histoires ne veulent pas dire grand‑chose. Que comprendre par exemple lorsque l’on regarde Eraserhead, le premier film qu’il réalise en 1976 ? L’histoire d’un homme (Jack Nance) qui cauchemarde sur sa nouvelle paternité ? Celle d’un enfant‑monstre au look de poulet qui voit le jour dans une famille insolite vivant à l’intérieur d’un monde claustrophobique et post‑apocalyptique ? Ou bien s’agit‑il des visions déjantées et kafkaïennes d’un cinéaste sur les zones sombres de la psyché humaine ? Eraserhead raconte un peu tout ça et beaucoup plus, à l’instar de tous les films de David Lynch hormis, peut‑être, Elephant Man et Dune, plus classiques dans leur forme et leur narration.
Un peu de cinéma, beaucoup de peinture
Né à Missoula dans le Montana en 1946, David Lynch n'est pas un passionné de cinéma à proprement parler, et entre très tôt en contact avec la peinture et le dessin, ses deux grandes passions. « J’ai appris que, juste sous la surface, il y avait un autre monde, et encore d’autres mondes si l’on creusait plus profond, déclare‑t‑il. Je le savais déjà quand j’étais petit, mais je n’en avais pas la preuve. C’était juste une impression. Il y a de la bonté dans le ciel bleu et les fleurs, mais une autre force (une douleur folle et une pourriture) accompagne toute chose dans le même temps ». Sous une surface anodine et inoffensive, le chaos d’un monde travaillé par des puissances opaques et dangereuses : telle serait à peu près la définition du film‑type de David Lynch.
Sous le vernis, les failles…
Dans Blue Velvet, qu’il réalise en 1986, le réalisateur commence par nous dépeindre la vie monotone d’une petite ville de banlieue. Les maisons, les habitants, les fleurs, les animaux, tout est à sa place comme dans une carte postale. Puis, soudainement, le vernis craque lorsque l’on découvre sur la pelouse d’un jardin verdoyant, une oreille coupée en pleine déliquescence. La caméra plonge alors dans le conduit auditif comme un prélude à une descente aux enfers. Le film peut alors débuter et révéler sous la surface inodore des éléments un univers plein de perversions et d’appels au meurtre.
Banlieues moroses ?
Dans Twin Peaks, le film qu’il réalise suite à la série en 1992, Lynch s’attaque à nouveau à l’image caricaturale de la vie dans les banlieues américaines : des étudiantes irréprochables se transforment en créatures avides de sexe, un bon père de famille se révèle coupable d’inceste envers sa fille et une jeune femme modèle (Laura Palmer) est retrouvée morte. Dans Sailor & Lula (1991), Lynch revisite également l’espace américain et plonge le couple Nicolas Cage/Laura Dern sur les autoroutes. Non pas celles du road‑movie, mais celles veinées de détours imprévus, de personnages insolites et de bonnes fées. Auréolé de la Palme d’or au Festival de Cannes, Sailor & Lula fut filmé peu de temps avant les émeutes de Los Angeles et reflète, selon le réalisateur, une certaine forme de folie ambiante. Après être passés par les expériences les plus extrêmes, nos deux tourtereaux trouveront enfin l’amour avec l’aide d’une fée issue du Magicien d’Oz, l’un des films favoris de Lynch.
Mystère(s)
En 1997, David Lynch entame, en compagnie de Barry Gifford (l’auteur qui avait déjà écrit le roman Sailor & Lula), le tournage d'un de ses chefs‑d’œuvre, Lost Highway. Construit en deux parties à la fois distinctes et symétriques, Lost Highway appartient à cette catégorie de films inclassables. « Je n’aime pas les films qui n’appartiennent qu’à un genre, j’ai donc voulu faire un mélange. C’est une sorte de film d’horreur, une sorte de thriller, mais fondamentalement, c’est un mystère. Voilà ce que c’est. Un mystère. Pour moi, un mystère est comme un aimant. Dès qu’une chose est inconnue, elle attire ». Après ce film‑synthèse, David Lynch décide en 1999 de revenir à un style plus classique. Avec Une histoire vraie, il imagine le parcours d’un vieillard (Richard Fansworth, Misery) qui, afin de rejoindre son frère malade qu’il n’a pas vu depuis des années, enfourche sa tondeuse pour un voyage de plusieurs centaines de kilomètres. Lynch prend ici le contre‑pied absolu de l’obligation de vitesse qui structure désormais tout film d’action contemporain. Suivra le mémorable Mulholland Drive en 2001, une œuvre enchanteresse et atmosphérique dotée d'une structure en miroir, avec Laura Harring et Naomi Watts. Puis Inland Empire en 2007, avec Laura Dern, Justin Theroux et Jeremy Irons. Lynch ? L'assurance de se perdre. Et d'aimer ça.