Dans le monde futuriste de Severance, l'excellente série labyrinthique diffusée sur Apple+ qui termine en ce moment sa deuxième saison, une technologie force les employés d'une entreprise à séparer leur esprit en deux, créant deux personnalités : quand ils sont dans l'entreprise, ce sont des Inters, quand ils débauchent, ce sont des Exters, et ces deux personnalités n'ont aucun souvenir l'une de l'autre. C'est dans l'ascenseur qui les mène aux sous-sols de l'entreprise que cette bascule se produit, et celle-ci est représentée à l'écran par une trouvaille visuelle mémorable : un plan serré sur le visage des personnages qui progressivement se déforme par un simple changement de perspective. Ce procédé cinématographique, c'est le Dolly Zoom, ou travelling contrarié, une technique vieille de plus de 60 ans, mais qui continue de faire son petit effet.
Un double mouvement inventé pour Vertigo
Concrètement, pendant ce type de plan, la caméra opère un double mouvement simultané : la caméra réalise un travelling (avant ou arrière, sur une remorque qu'on appelle un dolly) dont l'effet est contrarié par un zoom qui réalise un mouvement inversé : zoom si la caméra recule, dézoom si la caméra avance. Ainsi, si l'élément au premier plan reste cadré de la même manière, l'arrière-plan est affecté par une brutale déformation de la perspective, tantôt un allongement, tantôt un écrasement. Souvent effectué de manière rapide et dramatique, le Dolly Zoom offre donc la possibilité de créer du mouvement dans un plan relativement fixe, communicant aux spectateurs une impression de basculement psychologique, de malaise, de révélation ou… de vertige.
C'est justement pour représenter le vertige que l'effet a été mis au point pour la première fois sur le tournage de Vertigo d'Alfred Hitchcock en 1958. Pour cela, le réalisateur anglais avait demandé à un des caméramans pendant le tournage, Irmin Roberts, de travailler avec lui sur un plan qui permettrait de faire ressentir au spectateur l'intense peur de vide que connaît le personnage de James Stewart dans le film. L'effet apparaît plusieurs fois dans le film et particulièrement dans la séquence du clocher, où Stewart tente de poursuivre Kim Novak dans un grand escalier, jetant des coups d'œil dramatiques à mesure qu'il monte les marches. C'est d'ailleurs sous le nom de Vertigo Effect que l'on connaît également le Dolly Zoom.
Un effet iconique qui parcourt l'histoire du cinéma
Si Hitchcock lui-même réutilisera cet effet dans plusieurs de ses films (la chute dans l'escalier de Psychose ou dans l'intérieur étriqué de Marnie, d'autres réalisateurs ont, eux aussi, repris cette technique à leur compte pour des effets parfois mémorables. Steven Spielberg tout particulièrement, qui expérimentera d'abord avec cette technique dans Sugarland Express en 1974 avant de signer deux ans plus tard un de ses plans les plus iconiques dans Les dents de la mer, quand Roy Scheider devient livide sur la plage en voyant le sang d'une attaque de requin remonter à la surface de l'eau. L'effet reviendra aussi dans E.T., dans un plan sur la banlieue tranquille où se déroule le film qui offre un double Dolly Zoom, d'abord pour étirer la profondeur du paysage (la caméra avance, le zoom diminue), puis pour resserrer l'image quand les menaçantes équipes de recherche arrivent dans le plan (mouvement inverse, la caméra recule et le zoom augmente).
Martin Scorsese l'a également utilisé à plusieurs reprises, comme dans Raging Bull pour représenter la sensation de perte d'équilibre pendant un combat de boxe, dans Hugo, quand le héros rêve qu'il va être percuté par un train, ou dans Les Affranchis, lors d'une longue discussion dans un restaurant entre De Niro et Ray Liotta pour signifier très progressivement la paranoïa grandissante du personnage.
On peut aussi citer François Truffaut, en vrai admirateur d'Hitchcock (dans Jules et Jim ou Fahrenheit 451), Quentin Tarantino dans Pulp Fiction pendant l'overdose d'Uma Thurman, Vincent Kassovitz dans La haine (dans un plan extérieur incroyable qui enferme les deux personnages principaux dans leur environnement quand ils arrivent aux portes de Paris) ou encore dans Le seigneur des anneaux, où Peter Jackson tord un plan d'une simple route de forêt pour signifier l'approche imminente d'un ennemi.
De par le malaise qu'il peut faire ressentir au spectateur, le Dolly Zoom a aussi trouvé sa place dans le cinéma d'épouvante comme dans Poltergeist de Tobe Hooper en 1982, qui étire un couloir jusqu'à l'extrême comme dans un cauchemar, ou plus récemment chez M. Night Shyamalan dans Split et Glass. A contrario, l'effet peut avoir un ressort comique, on se souviendra de The Mask, quand Jim Carrey rencontre pour la première fois Cameron Diaz, ou également Fous d'Irène, quand Jim Carrey (encore !) passe d'une personnalité à l'autre.
L'animation n'est pas en reste, le genre permettant aux animateurs de laisser libre cours à leur imagination. On peut ainsi évoquer Le roi Lion en 1994 quand Simba voit débouler un troupeau de gnous, le zoom sur son visage étant intensifié par le recul de la montagne en arrière-plan. Côté animation 3D, Ratatouille utilise plusieurs fois l'effet, d'abord quand la souris Rémy regarde son chef préféré à la télévision, permettant de montrer l'attachement du personnage, puis pour créer la bascule vers les souvenirs du critique culinaire quand il goûte un des plats du restaurant. Autant d'exemples qui ne sont qu'une goutte d'eau dans l'océan d'utilisation qui a été faite du travelling compensé depuis maintenant plus d'un demi-siècle.
Pour Severance, le Dolly-Zoom comme bascule
Si cette technique devait, à l'origine, être effectuée manuellement par les équipes sur le tournage, des innovations ont rapidement permis de faciliter sa mise en place. En Europe, le chef-opérateur Jean-Serge Husum dépose le brevet du Trans-Trav dès 1964, un système mécanique qui synchronise le zoom avec le déplacement du chariot de travelling. Par la suite, les progrès en termes d'outils de motion control pour les caméras ont offert une maîtrise bien plus avancée des mouvements, facilitant la réalisation des Dolly Zoom. Jessica Lee Gagné, la directrice de la photographie sur Severance (et réalisatrice de l'étonnant épisode 7 de la saison 2) explique, dans une interview pour Go Creative Show, qu'elle a utilisé un outil appelé le Kuper Control pour réaliser le fameux plan de la dissociation dans l'ascenseur : « C'est un système hybride, à la fois opéré par des humains et par l'ordinateur, et qui utilise des lasers. Quand vous déplacez manuellement la caméra, la distance parcourue est calculée, cartographiée et vient agir directement sur le zoom. Nous avions essayé d'utiliser des bras robotisés pour faire ces plans, mais ils étaient un peu dangereux à utiliser puisque la caméra arrive très proche du visage des acteurs ».
Les Dolly Zoom de Severance sont d'ailleurs relativement uniques (à comparer à celui d'une autre série comme Squid Game 2 par exemple, ci-dessous) puisqu'ils se jouent la plupart du temps sur des arrière-plans unis, blancs, où seuls les angles de l'ascenseur opèrent un changement visible, la majorité de l'effet se focalisant sur les visages des acteurs qui progressivement s'étirent ou s'écrasent, avec des zooms grand-angle qui intensifient l'effet. « L'idée était de montrer dans le même plan le basculement entre le monde extérieur, filmé dans la série avec des plans en longue focale, et celui des sous-sols de l'entreprise, faits de grand-angle bizarres qui évoquent des caméras de surveillance », résume Jessica Lee Gagne. Le résultat ? Un plan-signature qui n'en finit pas de fasciner épisode après épisode et une manière de nous rappeler, une fois de plus, qu'un mouvement de caméra avec une véritable intention peut parfois raconter bien plus que de simples mots et faire voir l'impossible.